lundi 31 mars 2014

La maladie de la mort

La maladie de la mort
de Marguerite Duras

L’homme qui n’aimait pas les femmes

J’aborde l’oeuvre Duras avec ce texte magnifique, pourtant rempli de choses ineptes.

C’est l’histoire, d’abord au conditionnel, écrite entre elle et vous.

Vous devriez ne pas la connaître, l’avoir trouvée partout à la fois, dans un hôtel, dans une rue, dans un train, dans un bar, dans un livre, dans un film, en vous-même, en vous, en toi, au hasard de ton sexe dressé dans la nuit qui appelle où se mettre, où se débarrasser des pleurs qui le remplissent.

C’est sans doute parce que ce sexe est rempli de pleurs que vous allez vers elle et lui proposez de rester une semaine avec vous afin, dites-vous, de « tenter la chose, tenter connaître ça, vous habituer à ça, à ce corps, à ces seins, à ce parfum, à la beauté ». On notera le changement d’article : il semble que selon Duras, la beauté ne réside qu’en la femme. Femme que vous ne connaissez pas, car vous, vous ne « connaissez que la grâce du corps des morts, celle de vos semblables ». Alors, vous essayez, et durant une semaine, elle viendra tous les soirs, à la tombée de la nuit, pour s’allonger dans votre lit ; principalement pour y dormir. Car ce corps étalé, ce sexe offert, ne vous inspirent rien. « Vous n’aimez pas. » Tout juste les touchez-vous en leur refusant la jouissance, comme on procède à quelque expérience de chimie : quand on le frotte, il en « sort une eau gluante et chaude comme serait le sang ».

Et pourquoi votre incapacité à aimer la femme ? Parce que vous êtes diagnostiqué comme atteint de la maladie de la mort. « C’est curieux un mort », conclura-t-elle par deux fois quand au terme de ses questions, elle vous aura fait reconnaître d’abord que vous n’aimez pas les femmes, puis que vous êtes incapable d’aimer, même vos amants. « Jamais. » Comme le note Didier Eribon, on n’est pas si loin, ici, des discours homophobes classiques. Duras semble prôner une certaine supériorité de l’hétérosexualité, dans laquelle elle voit donc une source du seul amour vrai, du seul vrai érotisme, et même la source de la vie elle-même puisque vous, qui n’aimez pas les femmes, homme sans descendance, êtes atteint de la maladie de la mort, ne désirez que vos semblables, et ne pouvez en aucun cas être aimé du fait de « cette fadeur, de cette immobilité de votre sentiment » ; d’ailleurs, plusieurs fois, elle vous a inspiré des envies de meurtre : vous instillez la mort. Accusation qu’on lit avec d’autant plus d’effroi que le texte, publié en 1982, est écrit à une époque où l’on parlait encore du SIDA comme d’un gay cancer.

Un talent rédempteur

Et malgré tout, La maladie de la mort est une oeuvre magnifique. Elle se distingue des pamphlets par sa sensibilité et surtout sa beauté. Duras semble presque vous excuser — vous n’y pouvez rien — et vouloir vous aimez aussi, bien que vous ne puissiez pas l’être puisque vous êtes incapable de l’aimer elle. C’est une oeuvre amoureuse plus qu’une condamnation. L’amour d’une femme blessée, peut-être, et qui se venge de ne pas être aimée en vous décrétant incapable d’aimer, purement et simplement ; comme on traite de salaud celui qui vous rejette. Et c’est surtout une oeuvre d’immense talent. Chaque courte phrase est magnifique, et le rythme hypnotique, la déclamation, l’usage du « vous » et du présent portent le lecteur d’une traite d’un bout à l’autre du petit texte et le lui font relire. C’est un ouvrage infiniment précieux. Alors, c’est peut-être injuste de pardonner à Duras ce qu’on ne pardonnerait pas à d’autres au seul prétexte du talent. Mais de même qu’on admet d’une jolie fille qu’elle puisse être sotte sans pour autant cesser de la fréquenter, de même, on continuera de lire Duras pour sa plume si belle et si sensuelle, en faisant abstraction du sens des lignes qu’elle trace. Ou en en préférant un autre. Par exemple, l’hypothèse tragique que cet homme incapable d’aimer soit un maudit, un personnage fantastique, peut-être un mort, un vrai, un fantôme à la recherche de sensations qui ne lui sont plus permises.

Lecture erronée, peut-être. Mais qu’à cela ne tienne : Duras a fini d’écrire, et désormais, c’est moi qui lis. C’est mon livre ; pas le sien !



mardi 25 mars 2014

Ma générosité à ses limites

Lisant avec beaucoup de bonheur Agacements mécaniques, je me dis qu’il est tout à fait exclu que j’essaye de publier un jour un recueil de bons mots : je passe beaucoup trop de temps à les chercher pour les livrer sans que vous deviez vous farcir aussi tous les mauvais !


lundi 24 mars 2014

Conservatisme

Ce qu’il y a de terrible, de sordide, même, avec cette foutue écriture, c’est cette exécrable habitude qu’elle a de toujours tout figer…

« Portrait du jeune homme en auteur »

dimanche 23 mars 2014

Jérôme

Jérôme
de Jean-Pierre Martinet

Choisir son camp

C’est peu dire que Jérôme ne saurait laisser personne indifférent. Finitude, l’éditeur qui a eu la brillante idée, en 2008, de republier ce chef-d’œuvre de transgression indisponible depuis trente ans annonce la couleur dès la quatrième de couverture : le lecteur va devoir choisir son camp. D’un côté, il y aura les détracteurs autant de Martinet que de son improbable Jérôme Bauche, 42 ans, un mètre quatre-vingt-dix et cent cinquante kilos, qui vit chez sa mamame et échange son argent de poche contre les faveurs des collégiennes qu’il tripote dans les toilettes sordides du passage Nastenka ; de l’autre, ceux qui, comme Jérôme, ne pourront refréner un fou rire lorsque Monsieur Cloret leur confiera qu’il ne ressent plus aucune haine vis-à-vis des merlans dont une arrête plantée par l’un d’entre eux au travers de la gorge de son fils Ferdinand lui a causé la plus grande peine du monde, et qui sauront voir, derrière le scandale, quelque chose de beau et quelque chose de vrai. Si les seconds seront sans doute choqués, eux aussi, lorsque Jérôme les entraînera dans les sombres galeries souterraines du passage Nastenka, il faut espérer que les premiers aussi sauront reconnaître à l’œuvre des qualités qui dépassent de loin la simple provocation morbide. Car ce n’est pas pour rien que Dante, Dostoïevski, Céline ou Joyce sont évoqués : leur influence est omniprésente dans le texte.

Jérôme, c’est avant tout une bonne claque de misère humaine – de misère et d’humanité –, une plongée dans ce que l’homme compte tout à la fois de plus laid et de plus beau, à l’image de ce qui constitue le thème principal du roman, ce diptyque amour-mort cher aussi à Bataille. Ainsi, tel un Orphée obèse et faussement idiot, par amour pour Paulina Semolionova, une adolescente de quinze ans, Jérôme Bauche descend dans les enfers d’un Paris devenu faubourg de Saint-Pétersbourg, exhalant une odeur nauséabonde de mort et de vice qui provient tout droit des marais sur lesquels la ville a été construite.

Si grande compassion

Dans son voyage en quête d’amour et d’humiliation, Jérôme brandit son mal-être comme un étendard : « Aucune de vous ne peut savoir ce que c’est d’être Jérôme Bauche, aucune, même la plus généreuse, la plus intelligente, la plus subtile, bande d’andouilles, aucune ne le saura jamais et je traînerai jusqu’à ma mort ce nom idiot, anonyme, cette carapace inutile avec ses fonctions répugnantes, manger, boire, dormir, pipi, caca, branlette, quatre fois plus lourd que Polly, sans la moindre grâce, une tortue géante que des marins ivres se sont amusés à mettre sur le dos et qui remue en vain ses grosses pattes squameuses, une chose bizarre, pas morte, pas vivante, engluée dans le mépris gentil des gens qu’on appelle normaux comme dans un crachat gigantesque ». Le sentiment est encouragé par sa mère, sorte de machine à tricoter des chandails en mohair et à boire du Ricard, qui n’hésite pas à traiter son fils de « rinçure de bidet » et à se demander comment deux êtres aussi beaux qu’elle et son défunt mari ont pu mettre au monde un avorton pareil à Jérôme Bauche, dont le nom lui-même semble se faire rencontrer le beau et le moche. Ce sera d’ailleurs le lot pour chacun des personnages croisés par Jérôme au cours de son périple. Sa mamame, donc, Marie-Louise Bauche, née Coudrot, qui ne s’explique la naissance de son fils que par une visite du juif Süss dans son sommeil et qui regrette de ne pas avoir serré les cuisses assez fort pour avoir étouffé son fils dans son utérus affichera une grandeur d’âme insoupçonnée après s’être livré durant plusieurs pages à l’antisémitisme le plus crasse et aux obscénités les plus malsaines. Plus loin, ce sera Bérénice, une pute amputée d’un sein, qui dévoilera son grand cœur au milieu d’un écrin de merde et de vice, précisant que si elle n’avait pas été putain, elle aurait été communiste.

Ainsi, Jérôme erre parmi les damnés et déshérités. En recherche d’absolu – Paulina, belle, à la pureté juvénile et de bonne famille –, Jérôme ne rencontre que le grotesque et la dérision – Paulina, la petite baiseuse du collège Semivolsky que Jérôme imagine en train de se faire peloter par « Albert Godaille, Georges Montanet, Richard Holbrande, Michel Tarmude-Sansinot », et même aussi par « Gisèle Fafrule, Annie Tardivet, Geneviève Gondronax-Petitjean et Jeannette Marnon », par le monde entier sauf lui, ce qui suscite sa haine et sa folie (« MOI NON. Avec ces six lettres, je pourrais mettre le feu à la terre entière »). L’amour-mort, toujours. Le grotesque et la dérision aussi, et même le pathétique, à l’image des autres personnages que Jérôme, devenu Dante, croise durant sa traversée des Enfers : Dussandre, son ancien professeur de lettres devenu champion de flipper et mort en sursis ; Sobakévitch qui, tel un Tchitchikov dans Les Âmes mortes, brandit des registres remplis de morts et professe : « des vivants, j’en suis sûr, vous n’en avez pas beaucoup rencontrés. Vous en rencontrerez de moins en moins ».

Pulsions de mort

En effet, si à mesure que l’on progresse, les morts semblent être de plus en plus nombreux à émerger des marais parisiano-pétersbourgeois dans lesquels la ville s’enfonce pour se mêler aux vivants, c’est que Jérôme, incapable de supporter plus longtemps « la beauté [qui] ne procure qu’un intense sentiment de souffrance à ceux qui en sont exclus », a voulu se « suicider de la manière la plus horrible qui soit : sans mourir vraiment ». Plutôt que de descendre aux Enfers, c’est donc le peuple des Enfers qui monte à lui.

Finalement, tout Jérôme se pose dans son premier chapitre. Devant l’inégalité face au bonheur, ceux qui en sont privés sont condamnés à accepter une condition débilisante ou à vivre avec leurs obsessions mortifères, quitte à ce qu'elles les mènent tout droit aux pissotières du passage Nastenka, où les choses les plus horribles se produisent. Jérôme Bauche a fait son choix. Au lecteur, maintenant, de faire le sien.