lundi 13 janvier 2014

Avant-goût : Le Livre de Leviathan



Le Livre de Leviathan
de Peter Blegvad


A La Lorgnette, on est en pleine dégustation du Livre de Leviathan, de Peter Blegvad et admirablement traduit par Claro pour la version française.





On finit de l’engloutir et vous en reparle très vite, mais pour ne pas laisser passer un lundi sans poste, on en partage un peu avec vous (la première planche en français, et le reste en V.O.)...





jeudi 9 janvier 2014

On fait le bilan ! (2/2)

Début d’année oblige, on clôt 2013 en dressant le bilan des belles lectures de l’année écoulée à travers dix oeuvres qu’on retiendra et qu’on aimerait faire découvrir, présentées (presque) sans classement.

Les 10 lectures de l’année
(Partie 2/2)

Le classique inclassable

Court poème en prose écrit la gloire d’une de ses élèves triestines, Giacomo Joyce, de James Joyce ne sera publié pour la première fois qu’en 1968, longtemps après la mort de son auteur. Il était déjà paru une fois en français, chez Gallimard, en 1973, et était depuis indisponible jusqu’à ce que les jeunes éditions Multiple ne décident de l’exhumer pour notre plus grand plaisir et de nous le présenter dans une nouvelle traduction. Joyeux génie mélancolique, dublinois triestin, Joyce y évoque la passion interdite bien commune du maître pour son étudiante. Mais Joyce ne serait pas Joyce s’il ne faisait que cela. Alors, parce qu’il est Joyce, il rit de lui-même et du comique de sa situation. Surtout, il livre une oeuvre dont le verbe est le sujet ; un verbe merveilleux. Tantôt touchant et tantôt érotique, toujours drôle, Giacomo Joyce est une entrée idéale dans l’univers de Joyce pour ceux qu’Ulysse effraye. 

Giacomo Joyce, James Joyce, Multiple, 41 pp.






L’essai indispensable

Dans son Essai sur le libre arbitre, Arthur Schopenhauer témoigne de l’incapacité honteuse de la conscience à prendre le pas sur l’action. La liberté, expose-t-il, ne réside pas dans l’action, mais dans l’être. Dénonçant le faux témoignage de la conscience, par lequel l’homme affirme qu’il ne fait que ce qu’il veut, Schopenhauer démontre que l’homme n’a aucun pouvoir sur la détermination de ce qu’il veut vouloir : tout juste sa conscience est-elle une balance sur les plateaux de laquelle on pose deux motifs sans pouvoir décider duquel, par son poids, emportera la volonté qui elle-même conduira à l’action. Reste le remord, quand l’action dictée par notre volonté ne correspond pas à l’idée qu’on se fait de soi : preuve que la conscience n’intervient qu’a posteriori, une fois l’acte accompli et notre nature révélée ; sinon, que ne l’aurions-nous pas suivie ? Premier succès de l’auteur, cette œuvre limpide nie avec brio la fiction du libre arbitre et énonce la tragédie de l’homme qui ne peut faire que ce qu’il est.

Essai sur le libre arbitre, Arthur Schopenhauer, Payot & Rivages, 171 pp.






Le livre qu’on relira en 2014

L’intrigue véritable de Oui, extraordinaire roman de Thomas Bernhard, n’est révélée que dans le dernier tiers du livre, quand le narrateur s’intéresse de plus près aux plans machiavéliques d’un Suisse venu acheter pour sa femme une propriété dans la campagne autrichienne. S’il nous réserve ainsi un final prodigieux, c’est tout le livre de l’auteur autrichien qui est une machine infernale ! Une mise en abime de cent pages nous plonge tout droit dans la dépression de son auteur, retiré du monde pour se consacrer à son activité intellectuelle et s’enfermant ainsi dans sa propre souricière. La première phrase du livre mesure deux pages et demi ; toutes les autres comporteront plusieurs répétitions, des reprises et des ellipses à n’en plus finir, mais le tout demeure d’une clarté remarquable. Toute la construction du roman est implacable ; le lecteur, à l’instar de tous les personnages, se sent comme une sourie bien heureuse de se retrouver prise entre les pattes d’un chat.

Oui, Thomas Bernhard, Gallimard, 176 pp.






Le livre de la rentrée qu’on aurait aimé voir récompensé

Depuis longtemps, Céline Minard intriguait. Autour de nous, on en disait beaucoup de bien et on se disait qu’il faudrait bien la découvrir tout en redoutant qu’elle ne nous corresponde pas tout à fait. C’est chose faite avec Faillir être flingué. Le livre a fait parler de lui cet automne et c’est tant mieux ! Dans un far-west revisité, Minard use et abuse des clichés pour livrer une œuvre tout ce qu’il y a de plus originale qui conte un mythe de l’origine du monde. Personnages truculents, style impeccable, paysages de grandes plaines et situations décalées : tout était réuni pour que ça marche et c’est le cas. On regrette juste que les « grands prix » de la rentrée ne s’y soient pas intéressés de plus près. Elle remporte tout de même le Virilo ; c’est toujours mieux que le Femina !

Faillir être flingué, Céline Minard, Payot & Rivages, 336 pp.






Les deux qui font un

Un peu d’évasion bédéphile avec le diptyque Kililana Song, de Benjamin Flao, qui clôt donc en beauté ce bilan 2013. La beauté, on la trouve tout d’abord dans les somptueux dessins à l’aquarelle par lesquels l’auteur peint une Afrique résolument vivante et chaude. Au Kenya, dans l’archipel de Lamu, l’histoire met en scène Naïm, petit gosse des rues qui préfère de beaucoup l’école buissonnière à l’école coranique. Fuyant son grand frère Hassan, il court partout dans la rues de sa ville et croise une galerie de personnages plus ou moins bienveillants, et fricote avec la légende. Le second tome donne parfois un peu l’impression de dresser la liste des maux qui accablent l’Afrique (terrorisme, trafics, corruption, spoliation par les investisseurs étrangers, SIDA…), mais l’ensemble reste une bien belle BD, dépaysante et attachante.


Kililana Song t. 1 & 2, Benjamin Flao, Futuropolis, 127 & 134 pp.

mardi 7 janvier 2014

On fait le bilan ! (1/2)

Début d’année oblige, on clôt 2013 en dressant le bilan des belles lectures de l’année écoulée à travers dix oeuvres qu’on retiendra et qu’on aimerait faire découvrir, présentées (presque) sans classement.

Les 10 lectures de l’année
(Partie 1/2)





L’alpha et l’omega

S’il ne devait en rester qu’un, ce serait lui. Le Faust de Fernando Pessoa reprend le mythe bien connu du savant qui, arrivé au terme de la connaissance de toute chose, bute encore sur l’horreur de l’existence elle-même, énigme impénétrable « que l’esprit ne peut résoudre, ni même concevoir » (préface d’Eduardo Lourenço). Ici, on ne vend pas son âme au diable et c’est tout juste si Méphistophélès apparaît. Plutôt, sur cinq actes composés de courts poèmes, le savant Faust monologue à propos des limites de la connaissance et de la vacuité de l’existence humaine qui en découle, cherche parfois à se divertir de la tragédie de la vie tandis que s’avance l’inéluctable mort, seule réalité perceptible. Une oeuvre dense et servie par une prose magnifique qu’on garde à son chevet.

Faust, Fernando Pessoa, Christian Bourgeois, 295 pp.






Le roman infini

Roman pluriel et culte, livré avec un mode d’emploi, Marelle de Julio Cortazar déconstruit le fait littéraire pour faire jaillir un roman neuf, abordable de toutes les façons et dans lequel on se perd avec délice. Tantôt émouvant quand il s’agit de suivre Horacio et la Sibylle, tantôt complexe lorsque l’on s’imprègne des théories morelliennes, drôle et truculent, aussi, quand on croise Zéphyrin Piriz ou l’inénarrable Berthe Trépat, Marelle est un admirable roman somme et dans lequel on aura plaisir à se replonger, une clope au bec à Paris, ou en suçant un maté dans les rues de Buenos Aires. 

Marelle, Julio Cortazar, Gallimard, 652 pp.






La découverte

Dans Le Plancher, Perrine Le Querrec invente la genèse du Plancher de Jeannot, vaste morceau de bois poinçonné de caractères délivrant leur message paranoïaque et tantôt perçu comme une oeuvre d’art brut ou l’évidence d’une psychose. Triturant le langage comme Jeannot fore ses planches, Le Querrec livre une oeuvre forte et singulière sur le besoin de « déverser le trop-plein ». Grâce à la fiction du Plancher, on comprend toute la tragédie que sous-tend la réalité du Plancher. Quelle que soit l’expression, derrière elle, il y a le besoin : Jeannot la bouche pleine de plancher ; Perrine la bouche pleine de papier ; Paule et la mère, la bouche pleine de terre ; le père la gorge serrée de sang ; et plus loin, les deux cents et nous tous, les yeux pleins de merde. Le Plancher est un texte qui les ouvre.

Le Plancher, Perrine Le Querrec, Les doigts dans la prose, 123 pp.






L’OVNI qui tombe à pic

Dire que ces Souvenirs de l’Empire de l’atome, signés de Smolderen et Clerisse, sont la meilleure BD qu’on ait lue cette année, ça ne veut pas dire grand chose. Et pourtant, comment résumer autrement qu’en l’appelant un coup de coeur ce livre étrange au graphisme délicieusement rétro évoquant les cases des bandes-dessinées de SF des années 50, foisonnant de clins d’oeil vers les classiques du neuvième art (Zorglub, notamment) et au scénario loufoque qui nous fait voyager de 1950 à l’an 121 000 (environ) ? Contentons-nous juste de recommander chaudement la lecture de cette oeuvre qui ne ressemble à rien d’autre, dont le plaisir qu’elle procure est exponentiel à la complexité de son intrigue alambiquée.

Souvenirs de l’Empire de l’atome, Thierry Smolderen & Alexandre Clérisse, Dargaud, 144 pp.






Le vieux nobélisé qui réconcilie avec la littérature américaine

Si l’on me suit un peu, on aura noté l’intérêt tout relatif que je porte à la littérature américaine contemporaine. La Planète de Mr. Sammler, de Saul Bellow, a quelque peu ravivé cette flamme un peu faiblarde. Republié récemment dans une édition qui comprend également Herzog, j’avais acheté le livre pour cette oeuvre-ci, mais c’est finalement Sammler que j’ai lu. Bien m’en a pris puisque Bellow, à travers le regard que jette un vieux Juif européen rescapé des camps sur la jeunesse new-yorkaise, évoque une foultitude de thèmes allant de la banalité du mal à l’individualisme exacerbé des nouvelles générations, poussées par un désir insatiable de reconnaissance et de singularité. Les rois barbares et les aspirations individualistes se mêlent avec brio dans cette oeuvre faussement conservatrice qui ouvre de magnifiques pistes de réflexion.


La Planète de Mr. Sammler, Saul Bellow, Gallimard, 304 pp.

lundi 6 janvier 2014

Marelle

Marelle
de Julio Cortazar

L’œuvre plurielle

« Allais-je rencontrer la Sibylle ? »

Ainsi s’ouvre Marelle, roman phare et culte de Julio Cortazar, publié en 1963. A moins que Marelle ne s’ouvre plus loin, au chapitre 73 et soit immédiatement mis sous la tutelle de Morelli, critique littéraire, écrivain et surtout penseur de la littérature, à la manière d’un Borgès, travaillant à un ouvrage par lequel il entend « transgresser le fait littéraire », à un ouvrage qui pourrait se lire dans n’importe quel sens, à un ouvrage, en somme, qui devrait ressembler à Marelle.

Mode d’emploi

Car Marelle est plusieurs roman. Il en est sûrement au moins trois, mais, pour ne pas prendre de risque et tromper le lecteur, le mode d’emploi indique qu’il en est particulièrement deux. Le mode d’emploi ? Oui, Marelle, comme un jeu de société solitaire, est livré avec notice. Il peut se lire de deux manières : la première nous le fait parcourir de façon linéaire, du chapitre 1 (celui, donc, qui commence par « Allais-je rencontrer la Sibylle ? ») au chapitre 56, où le lecteur pourra considérer le livre terminé ; la seconde nous fait débuter la lecture par la troisième partie du roman, intitulée « De tous les côtés (Chapitres dont on peut se passer) » et elle se poursuit à travers 155 chapitres répartis sur plus de 650 pages. Bien entendu, si on entreprend la lecture de Marelle, c’est sûrement pour le lire de la deuxième manière, ne serait-ce que dans un soucis de rentabilité : pour le même prix, on gagne plus de 200 pages et une centaine de chapitres. Mieux encore, le roman ainsi lu est potentiellement infini, puisqu’à la fin, les chapitres 131 et 58 se renvoient indéfiniment la balle. On ne termine donc jamais sa lecture de Marelle !

Pour l’amour des femmes et de Rocamadour

Dans les deux cas, l’intrigue reste la même : l’ordre des chapitres 1 à 56 n’évolue pas. On intercale seulement entre eux des renvois, indiqués en fin de chapitre, vers la troisième partie. Ceux-ci sont parfois des sortes de scènes qu’un réalisateur aurait coupées au montage de son film, enrichissant ainsi l’oeuvre dans une sorte de version longue ; le plus souvent, on sort pourtant de l’histoire et Cortazar nous renvoie à un article théorique de Morelli, voire une coupure de journal, une citation de Tardieu… Le procédé semble d’autant plus moderne qu’il s’assimile à une lecture sur internet, lorsqu’on clique sur un lien dans le corps de l’article que l’on lit pour enrichir le texte. Cortazar étant mort trop tôt, il n’y a vu qu’une allégorie du jeu de marelle où l’on saute de case en case pour atteindre le ciel. Qu’on lui pardonne !

Car s’il n’est peut-être pas prophète, Cortazar est un grand écrivain et Marelle un livre extraordinaire. L’intrigue n’est certainement pas ce qu’il y a de plus important dans ce livre - on serait tenté de dire que c’est plutôt Morelli et ses morelliennes - mais on la suit avec un plaisir indéniable. Dans la première partie, on est dans un Paris en noir et blanc, très nouvelle vague. Clope au bec, on y suit Horacio, immigré argentin amoureux de la Sibylle, qui erre dans les rues froides de la capitale quand il ne refait pas le monde en intellectualisant tout avec son groupe d’amis de toutes les nationalités au son des disques de jazz. Là, on parle d’amour, de femmes et d’enfants, on disserte entre potes et rivaux sur un mode pataphysique dans un Paris merveilleux. C’est une trame mince, mais on la suit avec plaisir, d’autant qu’au-delà des idées qui l'habitent, elle offre quelques pages magnifiques, tour à tour remplies de poésie et au phrasé libre comme un solo de jazz qui s’étend et n’en finit jamais. Il y a aussi toute la douceur et la mélancolie qui affleurent de la relation entre Horacio et la Sibylle, ponctuée d’instants magiques et de tragédie, et les rencontres avec des personnages truculents, Morelli, la clocharde Emmanuèle et l’inénarrable pianiste Berthe Trépat.

Le roman infini


La deuxième partie sera plus sombre. Dans son Buenos Aires natal, Horacio dispute une femme à son döppelganger et la folie n’est pas loin. Reste à savoir si c’est une chute ou une élévation, la fermeture ou l’ouverture vers un monde vu sous un autre angle, comme dans les écrits délirants de Zéphyrin Piriz. « Bien sûr c’est ce qu’on appelle être cinglé. » Reste donc à savoir si parvenu là (chapitre 133), on se dirige vers la fin ou si, comme Alice, on pénètre à peine dans le terrier… Car - vous l'ai-je dit ? - on ne termine jamais sa lecture de Marelle !


Gallimard (coll. L'imaginaire), 1963, 652 pp.