mercredi 27 novembre 2013

Le Salon de l'Autre Livre

J'avoue... !

Du 15 au 17 novembre, s’est tenue à l’Espace des Blancs Manteaux, dans le Marais, l’édition 2013 du Salon de l’Autre Livre. Parmi 2 000 livres, 400 auteurs et 150 maisons d’éditions ( http://www.lautrelivre.fr/pages/presentation-salon ), dont certaines que j’aime beaucoup, d’autres que je voulais découvrir, j’y étais. Et j’ai acheté… presque rien.

Récit sous forme d’une confession un peu honteuse.

La raison d’être de ce billet tient à une intervention de mon ami Philippe Annocque ( http://hublots.over-blog.com ) sur un site que nous fréquentons tous les deux (j’espère qu’il ne m’en voudra pas de le citer ici).

« L'Autre Livre, c'est vraiment une mine pour les lecteurs ; il y avait beaucoup de choses intéressantes. », écrivait-il.

Une vraie mine, en effet. Et dont il est parfois difficile d'explorer les boyaux sans un bon plan ou un cicérone pour guider vos pas. Je me suis parfois senti perdu devant tant de pierres dont j'ignorais l'existence, incapable de distinguer les métaux vraiment précieux de l'or des fous. Au final, je me suis beaucoup perdu, j'ai marché en tout sens, lu les écriteaux qui décrivaient certains des minéraux sans parfois tout comprendre à leurs propriétés réputées fabuleuses ; j'ai passé mes mains sur leurs surfaces poreuses, parfois tranchantes, lisses aussi, de temps en temps, au point d’en devenir louches ; j'ai laissé leur éclat briller dessous mes yeux, parfois, je les ai trouvés ternes ; et quand dehors, il faisait plus nuit que dedans, mais toujours moins que dedans moi, je suis ressorti avec quelques échantillons, mais presque uniquement car un sentiment étrange, un quelque chose qui murmurait que ce serait trop bête, me retenait de repartir les mains vides : quand on est dans une salle au trésor, on se sent très idiot de ne pas grappiller quelques pièces…

Mais j’ai trouvé excessivement intimidantes toutes ces petites tables sur lesquelles se penchent moins de personnes qu'il ne s'en tient assises derrière. C'est délicat de consulter un livre lorsque derrière sa tranche, l'éditeur ou l'auteur lui-même guette tous vos faits et gestes. Comment le reposer une fois qu'on s'en est emparé ? « Merci beaucoup d’avoir pris des mois à écrire votre livre, de m’en avoir parlé pendant une heure, et croyez bien que je compatis à votre désarroi face aux décevants chiffres des ventes, et je comprends tout ce que vous avez investi dans cette oeuvre ; d’ailleurs, je vous apporte tout mon soutien car je suis persuadé, vraiment (vraiment-vraiment !) qu’il vaut bien mieux qu’un Faber le destructeur, qui grâce à trois petites lettes, doit se vendre par milliers. Mais je le repose, d’accord ? Une prochaine fois peut-être (mais n’y comptez pas trop - d’ailleurs, je sais bien que vous n’y comptez pas) : vous comprenez, l’offre est telle, et c’est la crise pour tout le monde. » Je ne sais pas comment les gens font, mais moi, ça me fait me sentir mal à l'aise. Alors, je ne m'approche qu'à pas feutrés, quand le cerbère assis s'est déjà levé pour s'occuper d'un autre curieux : une tête qui fouille ses yeux, l’autre sur le livre, la troisième qui vaque partout aux alentours. Moi, profitant de cette dispersion, les yeux tournés vers le texte, l'oreille tendue vers la conversation, à la fin, je ne comprends pas plus ce que je lis que je n'écoute ce que j'entends. Alors, je repars, et après deux heures de salon, je prends deux ou trois derniers bouquins presque au hasard, et je m'en vais vite.

Je lisais sur le site des Doigts dans la Prose ( http://www.lesdoigtsdanslaprose.fr ) que la journée avait été mauvaise. « Le problème du livre, y était-il écrit, c'est le lecteur, c'est le libraire, c'est l'éditeur. C'est l'incuriosité ». Et je me suis reconnu, hélas, dans ce lecteur à problème. Curieux et plein de bonnes intentions pourtant, mais le format, l'incapacité à distinguer dans cet espace le bon grain de l'ivraie, l'impression en m'emparant d'un livre, de faire la connaissance d'une fille sous l'oeil de son maquereau... tout cela fait que si j'espère être un lecteur, je ne suis peut-être pas un lecteur de salon.


Désolé.

lundi 25 novembre 2013

Les Bas-fonds

Les Bas-fonds - Histoire d’un imaginaire
de Dominique Kalifa

L’étrange fascination

Ah, les bas-fonds ! On les connaît, les bas-fonds : depuis Rome, ils n’ont pas changé. On y croise toujours les mêmes femmes de mauvaise vie, qu’elles soient prostituées de Babylone ou bien victimes d’un éventreur à Whitechapel, et les mêmes hommes à la vie pas bien meilleure : mendiants, voleurs, assassins, fous… Le défilé des pauvres dont la hideur physique reflète la moralité déficiente.

On connaît leurs codes, aux bas-fonds, l’humidité partout, les murs qui suintent, les pavés moites, les égouts, la puanteur, les ruelles sombres, étroites, les asiles aussi, les cours des miracles où les estropiés retrouvent leurs membres en fin de journée, les gibets, les prisons, les bars, les bordels, les cantines, les dortoirs, les cités.

Les bas-fonds, sans y mettre jamais les pieds, il semble qu’on en connaisse tout et si comme Dickens, on s’interroge - « où donc est la séduction dans tout cela ? » -, les bas-fonds ne nous en fascinent pas moins.

Quoi que puisse laisser penser le titre de la dernière partie de ce merveilleux essai (Les ressorts d’une fascination), Dominique Kalifa ne nous explique pas le mécanisme de cette attirance perverse pour ce qui répugne tant les sens que la morale : il reconnaît lui-même que cela dépasserait fonction ; l’homme est un historien ; ni un sociologue, ni un psychanalyste. Alors, ce qu’il nous décrit plutôt, c’est comme son sous-titre l’indique « L’histoire d’un imaginaire ».

Une construction historique : le mauvais pauvre

« Pour l’essentiel, les bas-fonds relèvent d’une ‘représentation’, d’une construction culturelle, née à la croisée de la littérature, de la philanthropie, du désir de réforme et de moralisation porté par les élites, mais aussi d’une soif d’évasion et d’exotisme social, avide d’exploiter le potentiel d’émotions ‘sensationnelles’ dont, aujourd’hui comme hier, ces milieux sont porteurs. »

Pour nous faire connaître les bas-fonds, il faut donc remonter loin : aussi loin que la Bible qui associe souvent le péché à la ville. Or, avant les bas-fonds, il y a la ville. Bien sûr, la ville peut être Jérusalem : elle peut être sainte. Mais elle est surtout Rome et Babylone, des espaces grouillants dans lesquels fleurit le péché jusqu’à provoquer la colère de Dieu pour les cas de Sodome et Gomorrhe. La ville devient donc le lieu dans lequel prospère le vice et c’est là naturellement qu’on retrouvera l’infâme lorsqu’à l’orée du 13ème siècle, la pauvreté sera pointée du doigt.

Car tout vient de l’apparition du concept de « mauvais pauvre ». Avant le 13ème siècle, la pauvreté est universelle, elle est la norme et tout ce qui n’est pas noble dépend pour survivre de la charité et de la bienveillance du clergé et des seigneurs. Surtout, le pauvre est l'élu de Dieu, en témoignent les nombreux ordres mendiants qui se développent à l'époque : l'élection divine préserve le pauvre de l'opprobre. Mais tout change assez vite et de la fin du 12ème siècle au milieu du 13ème, se développe en Europe une éthique capitaliste : l’essor d’un monde marchand et de l’urbanisation, renforcé par le protestantisme et les nouvelles thèses à propos de l’élection divine, font du pauvre un exclu. Ce changement sociétal mène à leur discrimination. On invente une fausse dichotomie fondamentale : celle du bon pauvre et du mauvais pauvre. Le bon pauvre est celui frappé par la vie et comme il a honte de sa pauvreté, il se cache. Le pauvre qu’on voit est donc le mauvais pauvre, celui qui est pauvre par vice, et dès lors qu’il est le seul qu’on voit, toute la pauvreté devient suspecte. C’est à cette époque qu’apparaissent tous les stéréotypes que l’on nous sert encore maintenant : le pauvre est pauvre parce qu’il est fainéant, il est vicieux et méchant, naturellement malfaisant - un rebut.

La prise des bas-fonds

Comment les bas-fonds remontent jusqu’à la classe dominante ? Toujours par des procédés qui mènent au foncissement de ses traits. C’est d’abord l’Etat et la police qui dressent les listes des habitants des bas-fonds. Les villes du Moyen-Âge interdisent ainsi à toute sorte d’indigents, de saltimbanques, de Juifs, de colporteurs, de gitans… de pénétrer leurs enceintes. Les arrêtés deviennent de véritables listings des populations à risques, rejetées par la classe dominante et condamnées de ce fait à vivre dans un immonde anti-monde. Plus tard, ce seront les mémoires de policiers, façon Vidocq, qui complèteront le tableau en répertoriant de façon quasi-scientifique tous les types de malfrats pour révéler leur dangerosité afin de permettre aux honnêtes gens de s’en préserver.

Mais il faut encore que la fiction s’empare des bas-fonds pour les changer en un mythe. L’artiste entretient avec l’habitant des bas-fonds une sorte de parenté : il incarne pour lui un idéal de liberté. Aussi, il le célèbre. Il y a d’abord les récits épiques, quand le voleur devient brigand. On pense aux mythes populaires, à Robin des Bois ou Jesse James, mais aussi au mouvement romantique qui atteint son paroxysme dans Les Brigands de Schiller.

Du coup, la classe dominante commence à regarder les bas-fonds d’un autre oeil : après le dégoût, vient la fascination, puis la commisération. C’est d’abord Les Mille et Une Nuits où le Khalife de Bagdad se promène la nuit déguisés en pauvre pour observer les moeurs de ses sujets et les punir, et ça va jusqu’à Batman : le milliardaire et philanthrope Bruce Wayne qui se plonge dans le caniveau de Gotham City pour chasser les méchants. Entre les deux, bien sûr, Eugène Sue et Victor Hugo. On sait du premier qu’il a joué lui-même au prince de Bagdad, escorté par un colosse et un professeur de boxe de ses amis, et a fait des bas-fonds un thème populaire (Kalifa revient sur les nombreuses déclinaisons des Mystères que l’on a retrouvées de Londres à Buenos Aires) ; le second peint les bas-fonds dans un registre socialiste, pour susciter la compassion et que de véritables politiques soient menées pour améliorer le sort des indigents.

Dénoncer - Compatir - Se divertir


Voilà donc l’histoire de ces bas-fonds. Depuis, on ne fait que choisir son camp entre les trois options : avilissement, loisir ou rédemption des bas-fonds. Les grands reporters du 19ème et du 20ème siècle ont tous exploité le filon, s’infiltrant comme Jack London dans les communautés de clochards, passant la nuit dans des asiles, allant même jusqu’à négocier la vente d’une gosse de treize ans. Chacun avait ses fins : l’un voulait dénoncer, l’autre susciter la compassion. Les troisièmes cherchent le frisson en s’encanaillant : dans les clubs de Montmartre, ils font la tournée des grands ducs et créent un véritable tourisme du monde d’en-bas, lançant déjà la vague d’embourgeoisement de certains quartiers dans lesquels on ne se bat plus que pour de faux. Dans tous les cas, les traits sont copieusement grossis.

Aujourd’hui, la tradition se perpétue : les mêmes clichés existent et la SF a même transposé l’imaginaire des bas-fonds dans d’autres anti-mondes peuplés d’autres anti-gens. Cela permet de mettre en évidence que les bas-fonds sont toujours une affaire d’autres et surtout une affaire d’antis, de fantasme et de curiosité. Malgré quelques redondances sur la fin, Kalifa nous offre une plongée passionnante et instructive dans cet univers qui ne cesse de fasciner.

jeudi 21 novembre 2013

Merveilleux collages

115

Wong, maître en collages dialectiques, intercalait ici ce passage : «  Le roman qui nous intéresse n’est pas celui qui place les personnages dans une situation, mais celui qui installe la situation dans les personnages. Si bien que ceux-ci cessent d’être des personnages pour devenir des personnes… »

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14

[Où l’on a observé la photo abimée d’un supplicié pékinois]

Au-dessus d’eux ou au-dessous, Big Bill Broonzy se mit à psalmodier See see rider, comme toujours des choses de dimensions inconciliables se rejoignaient, un grotesque collage qu’il fallait ajuster avec de la vodka et des catégories kantiennes, ces tranquillisants contre toute coagulation trop brusque de la réalité. Ou alors, comme toujours, fermer les yeux et revenir en arrière, vers le monde cotonneux d’un autre soir soigneusement choisi dans l’éventail des cartes. See, see, rider, chantait Big Bill, un autre mort, see what you have done.

(-114)

114

4 mai 195… (A. P.) Malgré les efforts de ses avocats, et un ultime recours en appel interjeté le 2 courant, Lou Vincent a été exécuté ce matin dans la chambre à gaz de la prison de Saint-Quentin, Etat de Californie.

(-117)

117

J’ai vu un tribunal être contraint par la menace à condamner à mort deux enfants, allant ainsi à l’encontre de tout esprit scientifique, philosophique, humanitaire, de toute expérience, de toutes les idées les plus généreuses et les meilleures de l’époque.

Pour quelle raison mon ami Mr. Marshall, qui exhuma des reliques du passé des précédents qui auraient fait rougir de honte un sauvage, n’a-t-il pas lu cette phrase de Blackstone : «  Un enfant de moins de quatorze ans, bien qu’il soit censé ne pouvoir commettre de crime, si l’opinion du tribunal et des jurés est qu’il a effectivement commis un crime, étant en mesure de discerner le bien du mal, cet enfant peut être inculpé et condamné à mort » ?

C’est ainsi qu’une fillette de treize ans fut brûlée pour avoir tué sa maîtresse d’école.

Un petit garçon de dix ans et un autre de onze ans, qui avaient tué leurs camarades, furent condamnés à mort, et celui de dix ans fut pendu.

Pourquoi ?

Parce qu’il savait la différence entre ce qui est bien et ce qui est mal. Il l’avait appris au catéchisme.

Clarence Darrow, Plaidoierie pour Leopold et Loeb, 1924

(-15)


- Julio Cortazar, in Marelle, 1963

lundi 18 novembre 2013

Peau d'ogre

Peau d’ogre
de Vincent Eggericx

Les légendes urbaines sont des mythes comme les autres

Tout est convoqué, dans le roman de Vincent Eggericx pour ériger le fait divers au rang du mythe. Les contes de Charles Perrault, les mythes grecs, les saints chrétiens et la littérature s’y croisent dans une foison de références qui semblent faire de ce livre une version succincte de l’Ulysse de James Joyce. Le point de départ, en tout cas, n’est pas bien différent : donner à une simple virée en boîte qui tourne mal des allures d’épopée grecque. Et si on ne retrouve pas toujours, dans Peau d’ogre, toute la subtilité ou la richesse dont déborde son glorieux modèle, l’auteur nous livre tout de même un bien beau texte qui mérite que l’on s’y arrête.

Tout débute donc lorsque vous vous rendez un soir dans un de ces bars louches de la Place de Clichy où traîne une foule d’apaches plus ou moins effrayants, de filles de joie et de transsexuelles. Quelques clichés, certes, mais sur lesquels on bute à peine, d’abord parce que tous les clichés ne sont pas faux et horripilants, ensuite parce que c’est remarquablement bien écrit, enfin parce que tout cela nous place d’entrée dans le domaine du mythe, de la fable, et que puisque les légendes urbaines sont faites du même bois que les mythes antiques, il n’y a pas de raisons à ce que les créatures qui peuplent les enfers ne se conforment pas à un certain imaginaire collectif contemporain. Vous, pourtant, vous êtes comme Orphée : pas à votre place ici. Comme Orphée, vous êtes un artiste, un écrivain, on pourrait même peut-être vous appeler Vincent Eggericx - vous êtes donc Orphée et votre Eurydice serait votre ami peintre, décédé récemment et en compagnie duquel vous faisiez votre tournée des grands ducs dans les bars louches d’un triangle grossièrement tracé entre la Place de Clichy, Notre Dame de Lorette et les Abbesses.

Le cabinet secret de Barbe Bleue

Un peu déconcertant, peut-être, d’avoir choisi un des coins les plus branchés de Paris pour situer l’action de ce roman, mais puisque les bas fonds, comme l’enfer, sont un anti-monde, gageons que par cet effet de symétrie, les quartiers les plus en vogue sont aussi les chaudrons les plus brûlants de l’enfer parisien.

On ne sait pas trop ce que vous cherchez dans ces bars à hôtesses, mais quoi que ce fût, vous allez finir par y trouver ce qui vous pend au nez depuis que vous y avez pénétré : un bon vieil Hadès, un colosse à la « face camuse, noire comme le suif, dont le regard vous fouille comme une dague » et qui va vous entraîner avec lui jusqu’au bout de la nuit pour vous faire visiter son domaine. Dès le début, on - et vous par la même occasion - pressent que ça va mal finir, mais on se lance quand même derrière ce nocher malveillant qui nous entraîne à sa suite.

C’est qu’on ne s’appartient plus vraiment. Délaissant quelque peu la mythologie, Eggericx convoque d’autres figures pour nous raconter ce qui nous pousse à suivre notre Hadès dans la nuit. Nous voilà devenu un sous-marin, descendant la rue Pierre Fontaine comme le Styx, et à nos commandes un mousse dément, en cuissardes de sous-marinier et manchons, a mis le Capitaine Némo à fond de cale et avance toujours plus loin, poussé par une insatiable curiosité. Il est sans doute la dernière épousée de Barbe Bleue, citée en exergue, qui veut savoir ce qui se cache derrière la petite porte dont il possède la clef, dût-il le payer de sa vie. Et puisqu’on est toujours moins bien mal accompagné que seul, voilà que se précipite pour le seconder le protomartyr Etienne qui ne demande qu’à mourir.

Descendre le Styx sous hypnose


On voit à tout cela qu’on croule littéralement sous les références et c’est parfois un peu dommage tant le texte lui-même parvient à nous hypnotiser. Les phrases sont longues et alambiquées, et l’emploi du « vous » fait qu’on se laisse porter en suivant leur fil comme on se laisserait glisser dans le courant d’une rivière. C’est d’autant plus inquiétant qu’on sait qu’au bout se trouve un précipice, mais moins par la puissance du courant que parce qu’on se sent bien, dans cette eau qui nous guide et à laquelle on s’abandonne, on se laisse emporter, comme vous vous laissez mener par votre Charon. L’auteur, à travers son texte, parvient donc parfaitement à nous mettre dans la peau de son personnage et on regrette parfois un peu qu’il s’encombre de ces références qui alourdissent l’ensemble, même si elles constituent parfois un point de repère bienvenu lorsqu’on laisse trop filer le texte.

C’est que, les mêmes traits qui nous hypnotisent nous le rendent parfois difficile à suivre, d’autres fois un peu redondant quand les mêmes images apparaissent plusieurs fois, mais au final on apprécie d’être confronté à un texte d’une si grande qualité et précieux dans tous les sens du terme. On regrette d’ailleurs qu’il s’appauvrisse de manière symptomatique quand apparaissent les quelques rares dialogues. C’est d’autant plus troublant que si l’usage presque abusif de la culture classique dans le texte semble tirer un trait d’union entre le passé et le présent, cette indigence des dialogues semble au contraire opposer une ère moderne où l’on parle mal et en peu de mots à une narration riche où les références au passé sont légions.

Ainsi, Peau d’ogre n’est pas parfait, mais si les courants qui l’emportent l’empêchent lui aussi d’éviter certains écueils, leur bouillonnement porte jusqu’à nous l’écume des beaux livres. Et puisque Eggericx nous offre de croiser Persephone parmi les hôtesses de la Place de Clichy, on serait vraiment trop bête de refuser cette plongée dans des bas-fonds merveilleux.

mardi 12 novembre 2013

Faits - Lecture courante à l'usage des grands débutants

Faits - Lecture courante à l’usage des grands débutants
de Marcel Cohen

L’anti-auto-fiction

Qu’on ne s’y trompe pas, les Faits de Marcel Cohen, n’ont rien d’une lecture courante et ne sont certainement pas à mettre entre les mains de débutants, même grands !

Ce qui se cache, sous ce terme générique, ce sont une centaine de scènes de vie, d’anecdotes tirées pour certaines, on peut l’imaginer, directement de la vie de l’auteur, pour d’autres de celle de personnages plus ou moins illustres, et pour la plupart de celle d’ « un homme », tout aussi indéfini que le titre du livre, et qui a le mérite de pouvoir être vous-même, ou bien alors quelqu’un d’autre, mais qui nous serait tout de même un peu familier. A travers elles, l’auteur semble se dessiner, comme la proximité de carreaux de mosaïque laisserait entrevoir une image. Mais il le fait tout en pudeur et en flou, afin qu’au lieu de s’exhiber, la relation de son expérience supposée personnelle tende plutôt à dire l’universel.

Scènes de la vie quotidienne

Il est difficile de parler de Faits ; il est certainement encore plus difficile de donner envie de le lire. Et pourtant, c’est un ouvrage qui vaut largement le détour – sans, encore une fois, qu’on sache vraiment dire pourquoi. Il n’y a pas vraiment de fil conducteur qui lierait entre elles chacune de ces cent vingt-trois historiettes de trois pages tout au plus ; à peine remarquera-t-on une certaines récurrence d’histoires de marins et à peu près autant de faits ayant pour cadre la seconde guerre mondiale et la déportation des Juifs. Pour la grande majorité, cependant, il ne s’agira que de scènes de la vie quotidienne et qui auront parfois un petit air de déjà-vu. Qu’en dire ?

Et fable moderne


Que dire aussi du style ? Et bien, finalement, que le style lui-même est peut-être ce qu’il y a de plus parlant pour décrire Faits. A première vue, il semblerait presque anodin : pas d’enluminures ou de jolies phrases, pas de bons mots, pour un peu, les dialogues tourneraient presque au médiocre (personne ne parle comme ça !). Et pourtant, Faits n’aurait pas pu être écrit autrement. C’est qu’ici, l’important n’est pas dans la forme – il s’agit uniquement d’aller droit à l’essentiel, à cet essentiel pour ainsi dire universel, intelligible par tous, comme une fable moderne, comme, finalement, un simple fait, un fait tout simple et tiré de la vie d’un homme qui pourrait être vous, ou moi, ou n’importe qui, et auquel on ne prêterait certainement jamais attention si le voir écrit devant nos yeux ne lui conférait une portée pour ainsi dire parabolique à laquelle on réfléchira parfois encore longtemps après que le livre sera refermé.

Prix Wepler 2013

Félicitations à Marcel Cohen, lauréat du Prix Wepler Fondation La Poste 2013, pour son roman Sur la scène intérieure, Faits.

Il y a quelque temps, on s’était déjà étrangement enthousiasmé pour le premier volume de ses Faits




vendredi 8 novembre 2013

L'angoisse du gardien de but au moment du pénalty

En 1957, Albert Camus est élu Prix Nobel de Littérature, et tous les yeux qui ne lisent pas sont déjà rivés sur le duel au sommet entre Paris et Monaco…


(Presque rien à voir, donc, avec le livre de Peter Handke)

lundi 4 novembre 2013

Le Mariage du Ciel et de l'Enfer

Le Mariage du Ciel et de l’Enfer
de William Blake

Les portes de la perception

A l’instar de Dante et Milton, glorieux ainés, William Blake (1757-1827), peintre, imprimeur et poète pré-romantique considéré par d’aucuns comme le plus grand artiste britannique, a entrepris à son tour un voyage aux Enfers. Instruit des techniques d’impression pratiquées dans le monde souterrain – qui correspondent à la gravure en relief, plus durable que l’encre, et que Blake pratique pour illustrer ses textes – le poète revient sur terre livrer aux vivants ses « visions mémorables » sur l’empire de Satan. En huit poèmes en prose rédigés entre 1790 et 1794, une époque où tous les espoirs qu’il avait placé en la Révolution Française n’avaient pas encore été déçus, William Blake tente de nettoyer pour nous les portes de la perception (« If the doors of perception were cleansed, everything would appear to man as it is – infinite » VI : A Memorable Fancy).*

Selon la conception de Blake, l’existence repose sur l’opposition des contraires. Il l’explique synthétiquement dans son deuxième poème, sorte d’introduction indispensable à la compréhension du reste de l’œuvre :

Without Contraries is no progression. Attraction and Repulsion, Reason and Energy, Love and Hate, are necessary to Human Existence.
From these Contraries spring what the religious call Good and Evil. Good is the passive that obeys reason : Evil is the active springing from Energy.
Good is Heaven ; Evil is Hell.

L'harmonie du monde 

En conséquence, au contraire des Enfers de Dante et Milton, celui décrit par Blake apparaît moins comme un lieu de châtiment et d’expiation que comme une mer infinie où se déploie l’énergie et la créativité, un espace où l’homme et les démons doivent s’affranchir des règles (« I tell you no virtue can exist without breaking these ten commandments. » VIII : A Memorable Fancy). A travers ces poèmes, Blake crie la supériorité de la folle énergie sur la raison. Dans cette ode à la liberté et à la création, la prudence n’est qu’une « vieille fille laide courtisée par l’impuissance » et celui qui restreint son désir, ou pire encore son génie, pour s’assurer le confort et la gratification du moment présent n’est qu’un être faible et malhonnête.

A travers ces huit poèmes d’une force indéniable, Blake contribue donc à forger cette image d’un Satan libérateur, ami du poète et du fou, et qui s’oppose à la raison et la sagesse de Dieu. Sur qui a remporté la bataille, les opinions diffèrent : pour certains, Satan, déchu, a été relégué au royaume souterrain ; d’autres considèrent que le royaume des cieux est tout ce qui reste de la puissance de Dieu. Ces deux contraires revendiquent d’ailleurs leur lien avec Jésus Christ (« Jesus was all virtue, and acted from impulse, not from rules. » VIII : A Memorable Fancy, suivant directement la phrase citée plus haut). L’œuvre n’est cependant pas satanique ou antéchrist : Blake était profondément croyant et ne cesse de souligner l’importance de ces deux forces opposées pour l’existence humaine. Refusant l’approche manichéenne du Bien et du Mal défendue notamment par Swedenborg, critiqué ouvertement à plusieurs reprises dans ce texte qui apparaît comme une réponse à son texte Du Ciel et de l'Enfer, Blake se rapproche des philosophies orientales selon lesquelles le Bien et le Mal, loin de devoir s’annihiler mutuellement ou se combattre, participent également à l’existence unifiée du cosmos – d’où ce mariage du Ciel et de l’Enfer. Ainsi, dans le royaume des hommes, à mi-chemin entre ceux de Satan et de Dieu, deux types d’êtres coexistent animés par ces forces opposées qui les amènent à libérer ou à retenir (pour autant qu’ils en soient capables) les désirs et les pulsions qui les animent. Le poète appartient à l’Energie, à ce que la religion appelle le Mal. Son cousinage implicite avec le fou et le criminel est évident dans l’œuvre de Blake : tous trois sont animés par la même folie à laquelle ils laissent libre cours, le poète parvenant seul à l’exprimer sous une forme positive. Pour le bien et la survie de l’humanité, ces deux forces doivent continuer à coexister et à s’opposer malgré l’incompréhension dont les hommes obéissant à des forces différentes font preuve les uns vis-à-vis des autres. Seuls les ennemis de l’existence – les prêtres, Blake s’affirmant comme au moins aussi anticlérical qu’il est croyant (« As the caterpillar chooses the fairest leaves to lay her eggs on, so the priest lays his curse on the fairest joys. » IV : Proverbs of Hell) – tentent donc de réconcilier ces deux types d’hommes (« These two classes of men are always upon earth and should be enemies ; whoever tries to reconcile them seeks to destroy existence. Religion is an endeavour to reconcile the two. » VI : A Memorable Fancy).

Les proverbes de l’Enfer

Toutefois, en Enfer, seule la force active de l’énergie subsiste. La plus célèbre partie du livre, consacrée aux proverbes de l’Enfer, illustre parfaitement cette vision d’un monde infernal encourageant la libération pour le meilleur et pour le pire des forces actives que sont la folie et le génie. Comme l’écrit Blake, ces proverbes, plus que n’importe quelle description architecturale ou vestimentaire, permettent de rendre compte de la nature d’une civilisation. Tout, en Enfer, vise à écraser le calcul et la prudence afin de permettre le déchaînement des forces vives :

Improvement makes straight roads, but the crooked roads without improvements are roads of Genius.

Expect poison from the standing water.

If others had not been foolish, we should be so.

One thought fills immensity.

Everything possible to be believed is an image of truth.

If the fool would persist in his folly, he would become wise.

He who desires but acts not breeds pestilence.

No bird soars too high, if he soars with his own wings.

Prisons are built with stones of Law, brothels with bricks of Religion.

The road of excess leads to the palace of wisdom.

Héritage culturel

Œuvre de génie, splendide dans son écriture et d’une grande puissance, Le mariage du Ciel et de l’Enfer, après avoir fait débattre théologiens et psychiatres, continue d’exercer une influence notable sur la culture populaire. Bien entendu, il fait partie des œuvres clés du mouvement gothique (Marilyn Manson en a donné la lecture au Musée Getty), mais il est aussi à l’origine du nom du groupe The Doors (les portes de la perception évoquées plus haut) et est bien entendu cité dans le film Dead Man, de Jim Jarmusch, où le personnage interprété par Johnny Depp s’appelle William Blake. Au-delà de cette portée qui perdure, l’œuvre vaut plus encore pour sa dimension intellectuelle et artistique, sur les portes qu’elle ouvre et l’influence qu’elle aura eu sur les artistes et les penseurs postérieurs à Blake. Tout ceci contribue à faire du Mariage du Ciel et de l’Enfer une œuvre à lire, incontestablement. Pour tout ce qu’elle est, d’abord, et pour tout ce qu’elle provoqua, ensuite.




*Parce que j’ai lu le livre en anglais, et parce que je considère que la poésie supporte généralement mal la traduction, j’ai préféré citer le texte dans sa version originale. Cependant, l’édition critiquée est bilingue, bien que la traduction, souvent trop littérale, ne rende pas très bien compte de certaines nuances. Mieux vaut donc, selon moi, lire l’œuvre en anglais et ne se servir de la traduction que comme un support en cas d’incompréhension.