lundi 26 août 2013

La Pornographie


La Pornographie
de Witold Gombrowicz

La littérature pervertie(t ?)

La quatrième de couverture et la préface du livre font dire à Gombrowicz qu’il voulait avec La Pornographie révolutionner l’érotisme polonais. S’il y parvient sûrement dans une certaine mesure, c’est moins pour son érotisme que pour le malaise que crée chez le lecteur cette représentation de l’obscénité qu’on se souviendra de ce roman marquant à plus d’un titre.

Avant même d’en venir au vif du sujet – la manipulation, forcément malsaine, de deux adolescents par et pour la satisfaction de deux hommes adultes – plusieurs choses interpellent, à commencer par les liens qui unissent l’auteur, le narrateur et celui qui se présente de plus en plus comme son double au fur et à mesure que l’on avance dans le roman, Frédéric. Ces trois entités semblent se confondre d’abord parce que l’auteur, non content d’écrire à la première personne du singulier, va jusqu’à donner son nom, son âge et sa profession au narrateur si bien que le livre apparaît plus comme un récit ou un journal (une confession ?) que comme un roman à proprement parler. Quand on sait que Gombrowicz était en Argentine, et non en Pologne, en 1943, aucun doute ne subsiste : il s’agit bien d’une fiction ; mais le temps du roman, la proximité que semblent entretenir l’auteur et son narrateur à la personnalité pour le moins trouble contribue à accentuer le malaise du lecteur. D’autant plus que se superpose encore, par-dessus ces deux-là, la figure de Frédéric. De prime abord, il apparaît comme un être insignifiant et même une sorte de boulet que l’auteur/narrateur doit traîner derrière lui, une présence disgracieuse et encombrante. Cependant, au fil du roman, il va se révéler lui aussi comme le double de l’auteur – ou plus exactement du narrateur avec lequel il se confond – et même comme son prolongement. On le perçoit d’abord à travers certains détails qui ne peuvent relever d’une saute de concentration de l’auteur tels que ces quelques aptitudes à la médecine prêtées tour à tour au narrateur puis à Frédéric, ou au fait que jamais les deux personnages ne soient visibles en même temps en deux endroits différents (quand, par exemple, Witold est sur une barque et montre à son passager l’endroit où est censé être Frédéric, celui-ci est caché et parfaitement invisible depuis la barque). Surtout, on le perçoit à travers la symbiose qui règne entre ces deux personnages qui pensent la même chose au même moment, communiquent sans paroles et semblent finalement se répartir les rôles de façon à ce que Frédéric s’active à la réalisation des fantasmes de Witold.

Les vers de terre

Au centre de ceux-ci, donc, deux adolescents, Karol et Henia, qui ont toujours vécu et grandi ensemble, sans jamais que leurs jeux ne sortent des limites de l’innocence. Ce qui n’est d’abord qu’une curiosité après que non seulement Witold et Frédéric, mais aussi le fiancé de Hénia lui-même ont tous remarqué la parfaite compatibilité physique entre les deux jeunes gens, vire rapidement à l’obsession lorsque Witold et Frédéric décident que ce (garçon) et cette (fille) – ces parenthèses, utilisées par l’auteur, demeureront un mystère malgré les promesses plusieurs fois réitérées de les expliquer – doivent être ensemble, c’est-à-dire coucher ensemble.

En préface, Gombrowicz réfute toute portée philosophique à son roman, préférant l’idée selon laquelle il se serait contenté de développer un thème et de l’exploiter au mieux. La jeunesse est au centre le celui-ci et semble incarner, sous la plume de l’auteur, à la fois l’innocence et la perversion. La première est évidente en ce que les jeux de Karol et Henia sont toujours restés purs malgré leur proximité et leur puberté. Les deux personnages incarnent une certaine idée de la jeunesse comme l’incarnation de la pureté, et les mystérieuses parenthèses employées par l’auteur semblent pour ainsi dire les préserver du monde extérieur et de ses saletés. Au moins la première partie.

Car il n’est pas besoin de beaucoup gratter cette apparence d’innocence pour révéler une certaine perversité. Les deux jeunes se prêtent en effet sans résistance et non sans plaisir aux jeux et aux mises en scène orchestrées par Frédéric et Witold, qui n’ont d’ailleurs pas besoin d’avancer à pas couverts pour que les jeunes gens rentrent dans la danse. Mieux encore, ce sont Karol et Henia eux-mêmes qui livreront aux deux adultes les clés de leur union en se livrant devant eux à un acte qui apparaît comme un symbole de cette jeunesse innocente et perverse : en joignant leurs deux pieds pour écraser un ver de terre, acte cruel pratiqué avec candeur depuis toujours par des milliards d’enfants, les jeunes permettent à Witold et Frédéric d’élaborer le plan qui cimentera l’union non seulement de Karol et Henia, mais aussi des deux générations, dans le crime et pour l’érotisme. Karol et Henia entrent dans une sorte de pacte sacré avec Frédéric et Witold… et sortent définitivement du monde de l’enfance et de son innocence.

Renouveau de l’érotisme ou pas ; portée philosophique ou non ; La Pornographie est au-delà de ces interrogations un roman à la construction implacable qui marque et interpelle, qui suscite chez le lecteur un trouble certain : en rendant ainsi à la pornographie son sens premier, en exposant au lecteur une obscénité crue, il en fait une sorte de voyeur et, par la même, le complice de Witold et de Frédéric. La boucle est bouclée : entre les mains de Gombrowicz, le lecteur, comme Henia et Karol, perd son innocence et, de jouet, devient complice… et pervers.

mardi 20 août 2013

L'épouvante d'un réveil


L’épouvante d’un réveil


Le songe m’est agréable, et la vie est un songe.
Je crains la vérité et la vie véritable.
Combien de fois, la vie pesée, j’aspire
Dans le sein maternel de la nuit et de l’errance,
Au soulagement d’un rêve, endormi ; et le rêve
M’apparaît comme une vie parfaite -
Parfaite parce que fausse, parfaite
Parce que très vite passant. Ainsi va la vie.

- Fernando Pessoa, Faust

lundi 19 août 2013

La Saga de Njall le Brûlé


La Saga de Njall le Brûlé


A la lisière de l’épopée et de l’histoire

La Saga de Njall le Brûlé est largement considérée comme le chef d’oeuvre du genre des sagas islandaises, textes à la frontière du document historique et de l’épopée, aussi influents dans le monde nordique que certains mythes greco-romains chez nous, et rédigés pour la plupart par des clercs restés anonymes dans l’Islande du 13ème siècle.

Il serait sans doute aussi ardu que superflu de s’évertuer à résumer ici l’intrigue de cette saga, la plus longue parmi celle qui nous reste. Elle met en scène une bonne centaine de personnages dont la moitié au moins joue un rôle prépondérant ; si l’on compte les patronymes cités lorsque l’auteur trace le lignage de ses héros, ce sont plus de quatre cents noms que l’on croise dans ce texte de tout juste trois cents pages. Ces lignages, justement parlons-en. Chaque nouveau personnage d’importance nous est présenté avant son entrée en scène : c’est le signe qu’il faut prendre son crayon pour noter son nom et le relier, par la suite, aux autres protagonistes pour ne pas confondre, quelques dizaines de pages plus tard Mordr la Viole et Mordr Valgardsson, et surtout pour se rappeler des affinités changeantes des uns et des autres, des clans et des mariages. Surtout, c’est la marque du désir de l’auteur de rattacher ses personnages à une sorte d’aristocratie dans le souhait vraisemblablement conscient d’écrire la mythologie de cette île colonisée. Ainsi, il ne sera pas rare de voir un des protagonistes descendre de quelque illustre famille dont les membres les plus anciens seront les découvreurs de l’Islande ; à l’autre bout, seront parfois mentionnés de grands hommes vivant à l’époque de la rédaction de la Saga, quelques trois cents ans après les faits relatés.

L’Islande de l’An Mil : violence, pillage... et procédure

Ceux-ci se déroulent autour de l’an 1000. Régis Boyer, auteur de la traduction, des excellentes et indispensables notes et de la notice dans l’édition Pléiade, nous indique dans celle-ci que le premier événement marquant de la Saga, le mariage de Hrutr et Unnr, aurait eu lieu en 963 tandis que le second et plus important tournant de l’oeuvre se serait effectivement déroulé en 1010. Entre les deux, en 999, l’Islande aura été christianisée - élément d’autant plus important que l’auteur de la Saga est vraisemblablement un religieux. Au vu de ces éléments, c’est donc peu de dire que La Saga de Njall le Brûlé baigne dans un contexte historiquement chargé. Voilà qui fait de ce texte un document historique de premier ordre. Pas seulement parce que certains des personnages qu’il met en scène et des événements qu’il relate ont bel et bien existé (on verra plus loin qu’ils sont tellement romancés qu’on ne saurait prendre l’épopée pour argent comptant), mais surtout parce qu’il nous fait découvrir une culture qui nous est, dans une très large mesure, complètement inconnue. On retrouve bien sûr certains des clichés qui viennent immédiatement à l’esprit quand sont évoqués les vikings : violence et raids pirates sur les côtes européennes. De fait, l’auteur nous présente une société où les exploits guerriers et les meurtres s’accaparent la part du lion. On tue presque comme on respire, pour une question d’honneur ou pour le simple fait qu’un homme aura coupé du bois dans votre domaine sans autorisation. Cela donne d’ailleurs lieu à de fameuses vendetta que ne renieraient pas les mafiosi siciliens ! De même, chaque jeune homme de bonne famille, pour s’aguerrir lorsqu’il devient adulte, part en expédition le long des côtes de l’Atlantique ou de la Mer du Nord, poussant parfois aussi loin que Rome ou l’Estonie, pour voir du pays et revenir avec un copieux butin et des histoires à raconter au coin du feu, comme tout étudiant qui se respecte à son retour d’une année d’Erasmus.

Ce qui surprend plus, c’est de voir cette société d’une extrême violence cohabiter avec un système légaliste à travers lequel sourd une véritable passion procédurière. Ainsi, l’année des grands chefs islandais est rythmée par les thing régionaux, deux fois par ans, et surtout par l’althing qui réunit une fois par an tous les notables de l’île. C’est l’occasion pour cet Etat sans pouvoir exécutif de discuter des lois et surtout de tenir les procès censés permettre le règlement des affaires en cours et pour lesquels le pays tout entier semble se passionner. Ainsi, on prend des témoins, on monte au Mont-de-la-Loi faire ses accusations et les procès se tiennent dans une procédure rigoureuse et à peine de nullité. A leur issue, l’ardoise des meurtres est effacée par le paiement d’une compensation monétaire... bien souvent reversée l’année suivante à la famille du défendeur, occis à son tour dans le cadre de la justice privée évoquée plus haut et qui se superpose à cette justice publique. Dans les cas les plus graves, le bannissement temporaire pourra être prononcé (et ainsi donner lieu à de nouveaux pillages en Europe... ou à des pèlerinages à Rome après la christianisation), ou même la terrible proscription, peine suprême qui crée les Skógarmadr, « homme des bois » dépossédés de tous leurs biens et condamnés à vivre hors des villes, auxquels personne ne pourra fournir assistance (ni vêtement, ni nourriture, ni hébergement, ni transport) et que quiconque pourra tuer librement, sauf à ce qu’ils tuent eux-même trois autres Skógarmadr pour se réhabiliter.

Epopée mythique et personnages héroïques

Si la Saga de Njall le Brûlé constitue donc un beau document historique, il ne faut pas oublier qu’elle est avant tout une splendide épopée et obéit donc aux codes du genre : comme L'Iliade ou L’Odyssée, si elle met au prise des personnages dont d’autres sources attestent de l’existence, le ton dramatique de l’auteur et les exploits qu’il narre rappellent sans cesse que l’on est face à une oeuvre qui préfigure en quelque sorte le roman d’aventures. On pourrait grossièrement découper l’intrigue en trois parties articulées autour de deux axes, qui forment les points du roman où l’intensité dramatique culmine.

La première partie sert d’abord d’introduction. Comme dans un prologue, on nous présente Hrutr et son frère Hoskuldr dont le mariage du premier avec Unnr et la fille du second, Hallgerdr, femme fatale avant l’heure, ne mèneront qu’à Gunnar et son ami Njall, les deux héros de cette saga. Pour les rattacher à des héros plus connus, on pourrait avancer, de manière toutefois quelque peu réductrice, que le premier serait Achille et le second Ulysse. En effet, Gunnar est l’archétype du héros d’épopée, guerrier invincible et romantique dans l’attachement qu’il manifeste à son honneur, sa terre et ses proches, tandis que Njall se démarque par son intelligence, sa connaissance des lois et sa perspicacité bien secondée par un fameux don de divination. Autour d’eux, gravitent tout un tas de personnages que l’auteur se garde bien de rendre trop caricaturaux : même l’infâme Mordr finira dans le camp des gentils bien que ses odieux stratagèmes motivés par l’envie soient la cause des plus grands malheurs de Gunnar et de Njall ; la plupart ne font que défendre leurs intérêts et leur honneur, et ne seront finalement sympathiques ou non qu’en fonction des rapports qu’ils entretiendront avec nos deux héros.

C’est ainsi qu’une ribambelle de procès et de vengeances mènera au premier événement majeur de la Saga, au terme duquel de nombreuses condamnations au bannissement seront prononcées, créant à leur tour de nouvelles inimitiés entre Thrainn, un oncle de Gunnar, et les fils de Njall et leur nouvel ami Kari, qui culmineront, toujours grâce aux manigances de Mordr, en un nouvel événement dramatique et finalement, à la sombre vengeance de Kari, troisième héros de la Saga. On voit donc que toute l’action est bel et bien soutenue par une trame romanesque qui n’hésite pas à recourir à d’authentique personnages de fiction pour cimenter toutes les intrigues et les relier entre elles de manière à offrir une grande oeuvre littéraire. Çà et là, on voit même apparaître d’autres protagonistes de grandes sagas islandaises, tels Snorri le Godi, dont la présence étonnante laisse à penser que l’auteur s’amusait à citer dans son texte toutes les personnalités remarquables de l’Islande de ce temps. 

Le destin comme maître d’oeuvre

Quant au ton employé, comment le rattacher à quelque velléité de neutralité historique ? L’auteur se complaît dans une remarquable économie stylistique, abandonnant, sauf en de très rares occasions, poésie et figures de style pour se concentrer sur l’action. Mais alors, quelle action ! S’il peut d’un revers de la main évacuer trois hivers passés au même endroit, l’auteur abandonnera son écriture dépouillée pour nous fournir un luxe de détails sur la tenue d’une procédure ou décrire chacun des coups portés dans une bataille avec son lot de lances qui déchirent la poitrine et ressortent à travers les épaules ou de haches qui tranchent d’un seul coup jambes et têtes. De même, le lyrisme n’apparaîtra qu’au cours des rêves prémonitoires de Njall et de quelques autres qui annoncent le destin dont nul personnage, même averti, ne peut infléchir la course folle : qu’on soit païen ou bien chrétien, c’est toujours lui qui distribue les cartes dans ce texte magistral dans lequel on se plonge par curiosité et dont on ressort envouté, avec le profond désir de lire d’autres sagas.

lundi 12 août 2013

Enig Marcheur


Enig Marcheur
de Russell Hoban

L’Apocalypse selon Enig

« Marcheur je me nomme et je suis tout comm. Enig Marcheur. Je marche avec les nigmes par tout où elles me mènent et je marche avec elles main tenant sur ce papier de meum. »

En 2347 N.C.C. (Notre Cal Cul), l’humanité est à peu près retournée à l’âge de pierre suite à la survenance du Grand Boum, que l’on suppose être une énorme déflagration nucléaire entraînant la fin de notre civilisation. Celle qui lui succédera est celle d’Enig Marcheur, où l’on « patoj encor dans la boue » à l’intérieur de « barryèr » que l’on n’ose franchir car au-dehors, rôdent des chiens, prêts à vous déchirer les entrailles : une civilisation de la « preuh » et de la « gnorance ». Une civilisation, surtout, dévorée par un énorme fantasme collectif à propos de la nôtre, celle où les hommes « avé des bateaux dans l’ésert », maîtrisaient des « Nergies » hissées au rang de quasi-divinités et où Eusa, héros mythologique et prophète de cet autre temps, a découpé en deux Adom le Ptitome - acte à la fois fondateur et destructeur, péché originel et affirmation de la toute puissance de l’homme.

C’est donc à une vision post-apocalyptique d’un autre genre que nous convie Russell Hoban dans Enig Marcheur. Peut-être est-ce dû au fait qu’il place l’accent sur la reconstruction d’une civilisation autour d’un conglomérat de mythes et de connaissances parcellaires et erronées, plutôt que sur la difficile survie dans un univers hostile et détruit. Il y aura pourtant un peu de cela, dans un premier temps : le livre s’ouvre sur un très beau passage où Enig Marcheur nous rapporte son rituel d’initiation, le jour de son « nommage » (« Le jour de mon nommage pour mes 12 ans je suis passé lance avant et j'ai oxy un sayn glier il été probab le dernyé sayn glier du Bas Luchon. Toute façon y en avé plu eu depuis long tant avant lui et je me tends plu à en revoir d'aurt. »), puis, il sera rapidement question des conditions de vie précaires des habitants de ce monde détruit, de l’organisation dans les « barryèr » et des chiens qui rôdent au-dehors. Petit à petit, on découvrira aussi les croyances et la nouvelle religion, par l’entremise d’une voyante, d’abord, puis par celle des représentants du Mine Stère du Ram venus prêcher la bonne parole officielle dans des spectacles de marionnettes.

Des grandes légendes dont on fait les petits destins

C’est à partir de ce moment-là qu’on commence à décrocher. Si l’on se passionne encore un temps à chercher les bribes de nos mythes et de l’histoire de la chute de notre civilisation dans leur nouvelle relecture à travers les différentes « gendes » que l’on nous rapporte, le tout finit rapidement par tourner à vide dès lors qu’Enig s’engage dans une sorte de road trip vers une destination que l’on ne comprend pas plus que lui, qui rompt les alliances avec une telle insistance qu’il semble aussi perdu que le lecteur lui-même. On a vite l’impression d’assister à un jeu d’enfants où le Kent post-apocalyptique serait devenu une grande cour d’école dans laquelle une poignée de petits caïds stupides et leurs faire-valoir joueraient aux cowboys et aux indiens, aux aventuriers et aux maîtres du monde dans une quête insensée qu’ils entreprennent néanmoins sur la base de bribes de choses qu’ils ne comprennent pas. 

On peine alors d’autant plus à s’accrocher que les nombreux théâtres de marionnettes ou historiettes grâce auxquels on nous fait connaître cette nouvelle civilisation se dégradent en parallèle. Là où l’on se délectait plus tôt à trouver des réinterprétations aussi fausses que jubilatoires de nos propres mythes, de notre propre savoir, à l’aune d’une échelle nouvelle (voir à ce titre le superbe commentaire de texte de Bonparley à partir de la notice accompagnant la tapisserie de Canterbury tissant la légende de Saint Eustache, et rescapée on ne sait comment de l’enfer nucléaire pour devenir une sorte de texte fondateur), ne subsistent plus que les spectacles débiles de Plichinel mêlant Guignol pour enfants et un peu de ces farces vulgaires et vaguement érotiques que l’on pouvait voir sur les tréteaux du Moyen-Âge et de l’Antiquité.

Diviser les mots comme l’atome

Dès lors, il ne reste donc plus que la langue. Elle a son importance puisque le roman n’est pas traduit de l’anglais au français, mais du Riddleyspeak au Parlénigme (Anterre). On l’aura compris au vu des différentes citations ci-dessus, Hoban brise tous les codes pour nous offrir une langue nouvelle : celle d’Enig Marcheur lui-même qui, comme le reste, semble être un reliquat et une interprétation nouvelle de la nôtre, comme si partant de la phonétique, on avait voulu recréer une langue écrite faite de l’association de mots courts et souvent monosyllabiques dont chacun aurait une signification propre et serait combiné avec un ou plusieurs autres mots du même type pour recréer ceux que l’on connaît. Ainsi, ami devient âme mi ; la mémoire, l’amer moi. Enig divise les mots comme nous l’atome et Eusa Adom le Ptitome. D’abord, confronté à cela, on peine (et plus d’un seront sans doute rebutés, sans qu’on puisse les en blâmer). Puis, on s’émerveille lorsqu’on découvre un sens nouveau à chacun de nos mots usuels auxquels on ne fait plus attention. Ils ressemblent tout à coup à des amis que l’on connaissait par coeur et que l’on redécouvre soudain avec bonheur à leur retour d’un long voyage : ils sont restés les mêmes et pourtant quelque chose en eux a changé, et l’on s’émerveille de cette magie qui fait qu’une même personne renferme en elle quelque chose d’un peu différent, de ce nouveau calcul selon lequel 1 + 1 = 1bis.

Seulement, voilà : une fois passé le temps de la découverte et le mécanisme assimilé, l’émerveillement cède place à une certaine lassitude. D’autant que le vocabulaire volontairement et nécessairement limité des protagonistes rend la nouveauté rapidement redondante. L’emploi du Parlénigme ralentit la lecture et si l’on apprécie, au début, de prendre son temps pour découvrir toutes les nouveautés dont regorge le roman, dès lors que le fond de l’histoire deviendra insipide, la forme linguistique, désormais sans surprise (mais toujours difficile), ne sera plus qu’un fardeau supplémentaire qui nous empêtrera dans notre lecture.

Une sort de bryllance dans le gris

Il est donc difficile d’apprécier et encore plus de chroniquer Enig Marcheur. D’une part, on est admiratif devant tant de trouvailles ; de l’autre, on regrette qu’elles ne soient pas mieux exploitées (l’auteur semble aussi désemparé devant son invention que Bonparley face à une centrale nucléaire livrée sans mode d’emploi) et que la forme prenne très vite le pas sur le fond. D’une part, on ne peut que se réjouir que des livres de ce genre soient publiés en France (un énorme coup de chapeau au traducteur Nicolas Richard et aux éditions Monsieur Toussaint Louverture, qui livrent en plus un très bel objet) ; de l’autre, le fait est qu’on ne l’a que très modérément aimé. A réserver donc à un public averti et a priori intéressé par la démarche.

Il est écrit un peu partout que Russell Hoban a mis cinq ans à écrire son roman et y a sacrifié son orthographe ainsi que beaucoup de texte, coupé pour arriver à un roman de 280 pages. On aurait souhaité qu’il en retranche 140 de plus. Ainsi, on aurait peut-être joui de la découverte sans qu’elle nous soit gâchée par un amer goût de raté une fois la nouveauté passée. Enig Marcheur ne reste au final qu’un pari fou et un bouquin qu’on aurait bien aimé aimer.



lundi 5 août 2013

Le Loup des Mers


Le Loup des Mers
de Riff Reb’s

Shakespeare et Nietzsche sont dans un bateau

Librement adapté du roman éponyme de Jack London, Le Loup des Mers met aux prises Humphrey van Weyden, gentleman auto-proclamé et par ailleurs, chroniqueur dilettante spécialiste de l’oeuvre de Poe, au terrible Loup Larsen, capitaine de la goélette Le Fantôme, en route pour aller chasser le phoque au large du Japon. Le second a repêché le premier tandis qu’il sombrait avec le ferry qu’il avait emprunté pour traverser la Baie de San Francisco, au fond de laquelle le pauvre van Weyden aurait presque préféré rester.

C’est que Loup Larsen, espèce de colosse à la force surhumaine, dirige son équipage non pas d’une main de maître, mais bien plutôt de tyran. Sûr de son autorité, il n’hésite pas à recourir à la violence pour mettre un terme à la plus petite contestation et n’a aucun scrupule à asseoir le respect qu’on lui porte sur la crainte, quitte à susciter la haine de ses subordonnés. A vrai dire, Loup Larsen semble moins préoccupé par la bonne conduite de son rafiot que par la volonté de donner une leçon de vie à chaque homme qui embarque sous ses ordres. De gré ou de force. Ainsi, quand il repêche van Weyden, ce n’est pas pour le déposer immédiatement à bon port comme l’imposerait le code de conduite, mais pour apprendre à ce rentier qui n’a jamais vraiment travaillé de sa vie à gagner sa croute et à devenir un homme.

Loup Larsen déborde d’énergie vitale : non content d’être un monstre physique (il résistera notamment à l’assaut que lui livreront sept mutins, juste après qu’il aura été jeté à la mer et se sera hissé sur le pont à la force de ses bras) et un marin hors pair, c’est un homme cultivé, familier de Shakespeare et Milton, maîtrisant la physique et l’astronomie. Il semble à ce titre être l’incarnation du surhomme nietzschéen, auquel London voulait ouvertement s’en prendre dans son roman. L’attaque échoue pourtant en partie car, malgré sa cruauté, il y a quelque chose de fascinant dans ce personnage bien plus pittoresque que le pâle van Weyden, qui ne deviendra réellement digne d’intérêt qu’après s’être aguerri aux côtés du Loup, empruntant un peu de cette force bestiale qui anime Larsen, mâle alpha de sa meute. Pour autant, van Weyden, animé par de fortes croyances religieuses, refusera de devenir le disciple de Larsen. S’il devient plus fort à son contact, il ne sera pas prêt à toutes les compromissions, ne cèdera pas au nihilisme de Larsen (duquel Nietzsche, quant à lui, ne se réclamait pas) et le triomphe d’une bourgeoisie intellectuelle terrassera même la bête supra-humaine lorsque l’amour de Maud Brewster, autre écrivain oisif recueillie par Larsen après un naufrage, fournira à van Weyden un but pour se défaire de l’emprise du capitaine.

Et vogue la galère !

C’est donc une superbe histoire de marins que nous offre Riff Reb’s, mais aussi bien plus que cela : il y a une certaine profondeur, une ambition derrière tout cela.

Quels que soient les mérites du roman, la présente adaptation vaut largement le détour. Le dessin de Riff Reb’s donne une véritable vie aux personnages dans cette splendide adaptation BD. La couverture, déjà, possède la force de certains tableaux expressionnistes allemands de l’entre-guerre, et Loup Larsen, dépeint comme une espèce de diable, possède un réel charisme. On appréciera aussi la palette monochrome qui change à chaque chapitre et la construction narrative elle-même : le dessin est vif et parfaitement adapté à cette histoire sans temps mort ; de même, les coupes sont bien pensées et restituent très bien l’intensité de la relation entre Loup Larsen et van Weyden. C’est donc une réussite totale.

A la toute fin, Riff Reb’s choisit de prendre quelques distances avec London, réservant à ses personnages une fin moins heureuse que celle imaginée par le romancier. Peut-être aussi une façon de mitiger quelque peu la victoire finale de van Weyden : Larsen reste le véritable héros de cette bande dessinée. Finalement, sans lui, sans cette force extraordinaire et cette débauche d’énergie vitale qui prend en main son destin, quitte à jouer avec celui des autres, ne restent que le fatalisme et l’option de s’en remettre à la grâce de Dieu. Là où London tuait le Loup, Riff Reb’s en fait un personnage presque satanique, qui se hisse pour lui-même et pour les autres au rang de Dieu. Sans lui, point de salut.