lundi 16 décembre 2013

Faillir être flingué

Faillir être flingué
de Céline Minard

Une mythologie de l’Ouest

On me l’avait déjà chaudement recommandée du temps de son Bastard Battle, mais j’avais hésité à m’y lancer ; puis, j’ai vu passé son So long, Luise avec un peu d’indifférence ; entre les deux, Olimpia m’avait échappé ; c’est donc peu dire que j’ai pris du temps avant de jump on the bandwagon, mais peut-être ai-je finalement été bien inspiré, parce que ce convoi que j’ai pris m’a fait m’asseoir aux côtés de la vieille qui geignait et dormait sur sa soupe de blé, et dès cette première page, j’ai su que, où qu’il me conduise, ce convoi, je le suivrais. Personnage bien campé et immédiatement truculent, la vieille est la première estampe d’une série de portraits empruntés à la mythologie du Far West dont ils sortent tout droit. Toutefois, si Faillir être flingué pioche évidemment dans les codes du genre - les clins d’oeil sont multiples -, le livre de Céline Minard ne se contente pas d’être un livre de genre, un pulp que l’on feuillète distraitement pour prendre à bon compte un peu de dépaysement.

Plutôt, cette épopée de l’Ouest relève du mythe. Zeb, Elie, Bird, Gifford, Eau-qui-court-sur-la-plaine ressemblent à des dieux secondaires, des héros au sens ancien du terme. Certains d’entre eux ont un passé auquel ils tournent le dos comme le vieux Priam fuyant sa Troie ; les autres sont nés de la Terre elle-même, la Pacha Mama des Indiens, comme pour fonder le monde qu’ils bâtiront. A ce titre et comme un écho, on sent qu’un effort tout particulier a été consenti en ce qui concerne la construction du roman. Elle est somptueuse. Si l’on se perd un peu entre les personnages durant les premières pages, on s’amusera beaucoup à suivre le jeu de piste qui fait passer l’un sur les traces de l’autre, on pressentira les drames et les interactions, et si Minard, avec raison, ne cherche pas sans cesse à nous surprendre, elle sait nous attraper pour ne plus nous lâcher.

La naissance d’un monde


Son style y contribue sans doute. Après qu’on m’avait longtemps parlé de la gouaille colorée d’un Bastard Battle, je m’attendais à de l’esbroufe ; il n’y en a pas. Pas plus que de figure de style ou d’images saisissantes. Les phrases sont courtes et le vocabulaire simple, mais loin de constituer une faille, de témoigner d’une pauvreté, cela rehausse encore la qualité de l’oeuvre en permettant à la forme de se mettre au service du fond. Minard ressemble ainsi à ces musiciens sûrs de leur talent : sa partition est limpide. On serait parfois presque tenté de se dire qu’écrire comme elle est facile ; aussi facile que de courir comme ces athlètes à la foulée pure que l’on voit sur les pistes : chez eux non plus, il n’y a pas d’esbroufe.

Au demeurant, cela n’empêche pas certains passages d’être de toute beauté. Ainsi d’Elie chevauchant au milieu de son troupeau de mustangs durant quelques pages splendides. Il goûte à cette liberté des grands espaces, cette ivresse du pionnier, l’étourdissement qui nous assaille devant un monde qui nous offre sa virginité. Une sensualité terrienne s’empare du lecteur et du personnage. Mais comme ce roman raconte le mythe de la création du monde, le bon sauvage éprit de nature et de liberté devra se rendre à la civilisation, se sédentariser, apprendre à vivre en compagnie de ceux qu’il redoutait plus tôt et c’est cette démarche civilisatrice que nous relate Minard dans une seconde partie de son roman où les nouveaux dieux se réunissent sur leur Olympe improvisé pour défier les Titans de l’ancien monde.

Il y a donc beaucoup plus qu’un western dans ce superbe roman et la moindre de ses qualités n’est pas cet intense plaisir de lecture qu’il procure à celui qui voudra bien s’y plonger. D’abord en dévorant les pages dans une première partie qu’on parcourt au galop, puis en prenant le temps de flâner dans la ville vers laquelle tous les destins convergent lorsque ceux-ci s’épaississent tandis que défilent les chapitres. En s’attachant aux personnages et en prenant part à leur vie comme un témoin privilégié. Et peut-être un peu plus.

Payot & Rivages, 2013, 336 pp.

lundi 9 décembre 2013

Giacomo Joyce

Giacomo Joyce
de James Joyce

Qui ?

« Qui ? Un visage pâle cerné de lourdes fourrures odorantes. Ses gestes sont craintifs et nerveux. Elle utilise un face-à-main. Oui. Une brève syllabe. Un rire bref. Un bref battement de paupières. »

Qui ? Amalia Popper, qui par la suite deviendra la traductrice italienne des oeuvres de James Joyce et l’auteur de la première biographie qui lui sera consacrée dans la Botte, mais qui n’est encore qu’une étudiante triestine à qui il dispense ses cours d’anglais lorsque l’Irlandais lui dédie son Giacomo Joyce.

Ce court poème en prose écrit entre 1912 et 1914 ne sera publié pour la première fois qu’en 1968, longtemps après la mort de son auteur. Il était déjà paru une fois en français, chez Gallimard, en 1973, et était depuis indisponible jusqu’à ce que les jeunes éditions Multiple ne décident de l’exhumer pour notre plus grand plaisir et de nous le présenter dans une nouvelle traduction.

Objet de fantasme

Joyeux génie mélancolique, dublinois triestin, Joyce y évoque la passion interdite bien commune du maître pour son étudiante. Mais Joyce ne serait pas Joyce s’il ne faisait que cela. Alors, parce qu’il est Joyce, il se fait Giacomo, comme Casanova, comme, nous l’apprend Yannick Haenel dans une postface instructive, les Italiens nomment avec humour ces amoureux que l’on aime à moquer, Léandre taquins ou Dom Juan ironiques. Giacomo Joyce ainsi rit de lui car il se sait ridicule aux yeux du lecteur et de l’observateur, de la camarade qui « tortillant son corps tortillonné, ronronne dans un vénétien sans armatures : che coltura ! ». L’humour du poète est un refuge à sa passion et sa frustration. Car Amalia Popper - que Joyce, par discrétion, se refuse à nommer - demeurera à la façon de la Béatrice de Dante « vierge de sang et de viol ».

Ainsi, le poète au détour des scènes sans lien décrites dans cette oeuvre fragmentaire, se plaît à évoquer la « lame du chirurgien » qui seule « a fouillé ses entrailles et s’est retirée, laissant la béance de son sillon dans son ventre ». Car Joyce, pour son élève, devra se contenter de rester professeur :

«  Ses yeux ont bu mes pensées : et dans la tiède obscurité moite et invitante de sa féminité, mon âme, en dissolution, a jailli, inondé et éjaculé une semence abondante. »

Une culotte de dentelle


La traduction est coquine ; la poésie se fait auto-dérision. En même temps, elle laisse libre court au fantasme, seule réponse à l’indifférence dont l’élève gratifie son vieux maître qui, dans ses rêves, fait glisser des déshabillés dévoilant des « fesses minces d’argent poli », et dans un dernier vers implore même : « Love me, love my umbrella ».

Comme toujours, chez Joyce, le langage est tout et le professeur d’anglais démontre, s’il en était besoin, qu’il est doué pour les langues. Ainsi, l’oeuvre ne se contente pas d’être touchante, émouvante, drôle, érotico-onirique, avant tout elle est belle et sensuelle. Pour ceux que l’idée de se plonger dans Ulysse effraye, elle peut être une porte d’entrée dans l’oeuvre de Joyce. Pour tous, présentée dans la belle édition concoctée par Multiple, c’est une fine culotte de dentelle qu’on imagine faire glisser sur les cuisses de la femme désirée.

Editions Multiple, 2013, 41 pp.

dimanche 8 décembre 2013

Ode à Javier Pastore

Ode à Javier Pastore

« Je ne suis ni prophète, ni fils de prophète ; mais je suis berger, et je cultive les sycomores » (Amos 7:14) - Javier Pastore n’est pas ce que l’on eût voulu qu’il fût ; aimons-le pour ce qu’il est.


Premier recrutement notable du nouveau PSG, l’Argentin, arrivé en échange d’un montant qu’il n’est pas besoin de rappeler, devait être à la base du projet qatari pour le club parisien ; il n’en fut qu’un rouage. Et encore. Une pièce dont, parfois, on semble ne trop savoir que faire. Brinquebalé en soutien de l’attaquant, sur le flanc gauche ou au centre d’un milieu à trois dans une fonction hybride entre regista à la Pirlo et pointe haute du trident, il a durant deux mois ébloui ; et puis il a déçu. A l’heure où les rumeurs de départ se font de plus en plus insistantes, où la méforme du joueur justifie que son entraîneur ne prenne pas le risque de redessiner un système qui fonctionne pour lui permettre d’évoluer à son poste de prédilection, où la confiance semble en berne et le plaisir absent, il est presque trop tard pour plaider pour la réhabilitation à Paris du « 10 à l’ancienne », du trequartista qui fait rêver les gosses et a donné au football ses plus belles figures. Contentons-nous simplement d’adresser à un génie incompris une ode bien modeste, comme un encouragement s’il reste, un hommage s’il part, et en tout état de cause une réponse aux sifflets odieux que lui adresse un Parc qui semble parfois oublier ses couleurs.

« [U]n cheval de course génial », ou du génie dans le football

Dans L’homme sans qualités, Robert Musil s’amuse qu’un cheval de course puisse être qualifié de génial. Jouant de cet évident abus de langage, il médite par l’entremise d’Ulrich, son héros, sur les différentes conceptions du terme : le génie « à l’ancienne » (comme le numéro 10) qui fait valoir son esprit créatif ; et le génie « mécanique » dont Musil note non sans ironie que ceux qui en sont dotés possèdent l’ « avantage sur un grand esprit, que leurs exploits et leur importance peuvent se mesurer sans contestation possible et que le meilleur d’entre eux est véritablement reconnu comme tel ». Pareille dichotomie justifie également qu’un artificier et Mozart soient tous deux officiers du génie : l’un maîtrise la physique, l’autre l’esprit. Ergo, peut-être, la confusion d’une frange du public du Parc des Princes.

Pastore est sans doute un génie, mais pas celui que l’on pense. Ses spécificités ne relèvent pas de la performance. Si l’on ne craignait pas de tomber dans quelque lieu commun, on ferait volontiers de lui un artiste. Mais s’il semble que les terrains de sport soient devenus à l’instar des ateliers et des salles de concert, des lieux dans lesquels le génie se révèle, encore faut-il savoir duquel on parle et remettre chacun sa place : Ibra n’a pas sa place au Louvre, ni plus qu’on irait Porte de Saint Cloud pour voir jouer des peintres. Et pourtant : les nouveaux supporters parisiens appuieraient en nombre la première proposition tandis que les anciens peuvent témoigner que la seconde est fausse. Javier Pastore établit quant à lui un lien entre ces deux publics, et marque ainsi à sa manière la continuité de l’histoire du club parisien.

Pour l’amour des Esclaves

Pour illustrer mon propos, je pourrais affirmer que si Ibra m’impressionne, Pastore, lui, m’émeut. Ibra me subjugue à la manière d’une locomotive, d’une navette spatiale ou d’un télescope astronomique. Semaine après semaine, je m’ébahis devant ses performances. Nul doute, il y a en cet homme du génie. Mais c’est un génie froid, une perfection mécanique, une précision d’horloger, une industrie de pointe qui produit des prouesses remarquables. Mais Ibra, au final, ne réussit que ce qu’il sait pouvoir faire, il entreprend ce pour quoi il a été créé ; Pastore, quant à lui, tente ce qu’il voudrait réussir. Ce n’est que lorsqu’il y parvient que l’on touche au sublime et à la liberté, à ces idées que l’on n’associe qu’à l’autre forme de génie. Cortazar écrivait : “Le génie c'est se parier génial et tomber juste” ; chaque semaine, Pastore témoigne de la justesse de vue de son compatriote. 

Mais pour une réussite criante, combien de ratés le second génie doit-il essuyer ? Pour une phrase d’Ulysse combien de brouillons jetait Joyce ? L’échec est une condition du génie. C’est pourquoi l’oeuvre de Pastore s’apparente plutôt à une suite de notes de piano dissonantes au milieu desquelles peut surgir tout à coup un accord fabuleux : ainsi, contre Lyon, entre deux passes en touche surgit une ouverture lumineuse pour Thomas Edinson Cavani. Contempler, à Florence, les Esclaves de Michelangelo, c’est être le témoin d’autant de passes trop longues synonymes d’une trop vaste ambition : pour un David, quatre Esclaves engoncés dans leurs pierres. Mais comme il est beau et touchant de voir ces quatre êtres de pierre se débattre dans leurs blocs de marbre et tenter de s’en extraire comme un ballon entre les jambes d’une défense resserrée.

Qu’on considère les symphonies de Mozart et les livres de Joyce comme des compilations mises en ligne sur YouTube et l’on appréciera la chance que l’on a de pouvoir chaque semaine voir évoluer un tel joueur sous nos yeux. Malheureusement, le football ne permet pas de jeter les brouillons afin de ne conserver que le mouvement parfait. Sur Facebook, étalon à l’aune duquel se mesurent aujourd’hui les exploits des grands hommes, on voit que le public préfère la froide réussite de Zlatan aux tentatives émues de Javier. Quant à moi, j’aime mieux les Esclaves que David.

Prophète en son pays

C’est avec tristesse que je me range aujourd’hui à l’évidence : Paris, mon club de coeur, n’est pas un club d’artistes. On y compte des génies mais qu’un du second ordre et il est conspué. C’est que Paris est ambitieux et Pastore, lui, ne s’occupe pas de gagner : ce n’est pas pour gagner que l’on se fait artiste. Il n’en reste pas moins que le public parisien se trompe lorsqu’il siffle l’artiste qui s’essaye à son art. Il montre ce faisant la même ignorance crasse de consommateur de produit que l’amateur de disque qui hue en concert le pianiste dont le doigt dérape durant l’exécution d’un passage difficile. Encourageons au contraire la tentative et l’erreur car sans échec, je le martèle, il n’est pas de génie !

L’Océan Atlantique, en un sens, joue vis-à-vis de l’Italie le rôle du périph’ à Paris : sur l’autre versant, la province. Ainsi, l’Argentine est à la Botte ce que la France est à la Capitale : une sorte de long prolongement, dénué du sens péjoratif que l’on prête à ce terme, une unité de culture que seule nie une manière différente de la vivre. Pourquoi tenir ici un langage teinté d’impérialisme ? Seulement pour contourner la difficulté qui consiste à établir que l’Italie est le pays de l’Argentin. S’il échoue à Paris, pourvu qu’il échoue à Rome ! Et que sous l’influence du plus flamboyant « 10 » de sa génération, le talentueux musicien dirige à nouveau son orchestre. Alors, ma joie de le voir à nouveau resplendir éteindra ma tristesse de l’avoir vu partir.



mercredi 4 décembre 2013

Quant à moi...

Quant à moi, bien que j’aie écarté de ma maison toute surface réfléchissante, si cependant l’inévitable vitre d’une fenêtre s’obstine à me renvoyer mon reflet, je vois bien là quelqu’un qui me ressemble. Oui, qui me ressemble beaucoup, j’en conviens !… 

Mais, que l’on n’aille pas prétendre que c’est moi ! Allons donc ! Tout est faux ici.  


Jean Tardieu, La première personne du singulier, Gallimard, 1952

lundi 2 décembre 2013

La Vie Posthume de R. W.

La Vie posthume de R.W.
de Jean Frémon

Renoncer aux histoires

R. W. n’est selon Jean Frémon pas sans ressemblance avec Robert Walser, poète suisse de la première moitié du vingtième siècle. Robert Walser était un petit poète. Il avait sans doute rêvé de voir son nom attaché à des fulgurances d’esprit et d’esthétisme, mais il ne fut capable que de rester à la surface des choses, de décrire avec finesse des situations banales et ennuyeuses, même pas vraiment des histoires. Alors, puisque Robert Walser est insignifiant, Jean Frémon décide de ne pas écrire son nom. R. W.

R. W. ne fait pas grand-chose. Il regarde par la fenêtre la silhouette allongée de sa logeuse qui étend le linge, il regarde les dames dans les jardins public en lisant un livre, il se promène comme un peintre chinois qui observerait attentivement le rebond de l’eau sur les galets pour le reproduire minutieusement sur sa toile. Surtout, R. W. rêve. « Il aimait les rêves qui ressemblaient aux situations réelles, ceux qui vous donnent, quand vous rêvez, la sensation de vivre pleinement et non de rêver, sensation dont il était assez largement dépourvu dans la vie réelle. »

Le temps d’un songe


R. W. parcourt la vie en visiteur, en esthète un peu distrait. Même pas vraiment en poète. Il ne tire pas vanité de sa poésie ; il peut à peine relire ses cahiers. S’il écrit, c’est pour se souvenir des choses, rien de plus : « Que les belles choses sont plus belles si on ne tente pas de les capter. » C’est un apôtre du passif, et peut-être même moins que ça : « Le diable inspire l’action. Voila pourquoi le monde est globalement mauvais. Cependant il est beau, quand on se borne à le regarder. Mais pour moi, c’est décidé, je ne lèverai plus le petit doigt. Il m’est arrivé de croire que l’observation des choses et des êtres était la plus sage des activités. Mais maintenant j’en ai également fini avec l’observation, les choses et les êtres. »

Le joli livre de Jean Frémon, agrémenté de dessins de Voss, est à l’image de R. W. Il ne raconte pas une vie ; encore moins une histoire. Il évoque simplement un écrivain dont ces deux initiales qui parcourent les pages sont le souvenir. Ce faisant, il invite le lecteur à suivre son exemple, à prendre son temps : à prendre le temps de démassicoter les pages soigneusement ; à prendre le temps de s'asseoir sur un banc, dans un jardin public ; à prendre le temps d’ouvrir le livre et de lire quelques lignes, puis de sourire à une dame, puis de lire quelques lignes.

Quelques minutes en suspension avant de retourner à la vraie vie, à la vraie littérature – celle que Robert Walser aurait peut-être voulu écrire et dont il a sans doute rêvé. Un songe. C’est ce que nous offre R. W.


Editions Fata Morgana, 2012, 48 pp.

mercredi 27 novembre 2013

Le Salon de l'Autre Livre

J'avoue... !

Du 15 au 17 novembre, s’est tenue à l’Espace des Blancs Manteaux, dans le Marais, l’édition 2013 du Salon de l’Autre Livre. Parmi 2 000 livres, 400 auteurs et 150 maisons d’éditions ( http://www.lautrelivre.fr/pages/presentation-salon ), dont certaines que j’aime beaucoup, d’autres que je voulais découvrir, j’y étais. Et j’ai acheté… presque rien.

Récit sous forme d’une confession un peu honteuse.

La raison d’être de ce billet tient à une intervention de mon ami Philippe Annocque ( http://hublots.over-blog.com ) sur un site que nous fréquentons tous les deux (j’espère qu’il ne m’en voudra pas de le citer ici).

« L'Autre Livre, c'est vraiment une mine pour les lecteurs ; il y avait beaucoup de choses intéressantes. », écrivait-il.

Une vraie mine, en effet. Et dont il est parfois difficile d'explorer les boyaux sans un bon plan ou un cicérone pour guider vos pas. Je me suis parfois senti perdu devant tant de pierres dont j'ignorais l'existence, incapable de distinguer les métaux vraiment précieux de l'or des fous. Au final, je me suis beaucoup perdu, j'ai marché en tout sens, lu les écriteaux qui décrivaient certains des minéraux sans parfois tout comprendre à leurs propriétés réputées fabuleuses ; j'ai passé mes mains sur leurs surfaces poreuses, parfois tranchantes, lisses aussi, de temps en temps, au point d’en devenir louches ; j'ai laissé leur éclat briller dessous mes yeux, parfois, je les ai trouvés ternes ; et quand dehors, il faisait plus nuit que dedans, mais toujours moins que dedans moi, je suis ressorti avec quelques échantillons, mais presque uniquement car un sentiment étrange, un quelque chose qui murmurait que ce serait trop bête, me retenait de repartir les mains vides : quand on est dans une salle au trésor, on se sent très idiot de ne pas grappiller quelques pièces…

Mais j’ai trouvé excessivement intimidantes toutes ces petites tables sur lesquelles se penchent moins de personnes qu'il ne s'en tient assises derrière. C'est délicat de consulter un livre lorsque derrière sa tranche, l'éditeur ou l'auteur lui-même guette tous vos faits et gestes. Comment le reposer une fois qu'on s'en est emparé ? « Merci beaucoup d’avoir pris des mois à écrire votre livre, de m’en avoir parlé pendant une heure, et croyez bien que je compatis à votre désarroi face aux décevants chiffres des ventes, et je comprends tout ce que vous avez investi dans cette oeuvre ; d’ailleurs, je vous apporte tout mon soutien car je suis persuadé, vraiment (vraiment-vraiment !) qu’il vaut bien mieux qu’un Faber le destructeur, qui grâce à trois petites lettes, doit se vendre par milliers. Mais je le repose, d’accord ? Une prochaine fois peut-être (mais n’y comptez pas trop - d’ailleurs, je sais bien que vous n’y comptez pas) : vous comprenez, l’offre est telle, et c’est la crise pour tout le monde. » Je ne sais pas comment les gens font, mais moi, ça me fait me sentir mal à l'aise. Alors, je ne m'approche qu'à pas feutrés, quand le cerbère assis s'est déjà levé pour s'occuper d'un autre curieux : une tête qui fouille ses yeux, l’autre sur le livre, la troisième qui vaque partout aux alentours. Moi, profitant de cette dispersion, les yeux tournés vers le texte, l'oreille tendue vers la conversation, à la fin, je ne comprends pas plus ce que je lis que je n'écoute ce que j'entends. Alors, je repars, et après deux heures de salon, je prends deux ou trois derniers bouquins presque au hasard, et je m'en vais vite.

Je lisais sur le site des Doigts dans la Prose ( http://www.lesdoigtsdanslaprose.fr ) que la journée avait été mauvaise. « Le problème du livre, y était-il écrit, c'est le lecteur, c'est le libraire, c'est l'éditeur. C'est l'incuriosité ». Et je me suis reconnu, hélas, dans ce lecteur à problème. Curieux et plein de bonnes intentions pourtant, mais le format, l'incapacité à distinguer dans cet espace le bon grain de l'ivraie, l'impression en m'emparant d'un livre, de faire la connaissance d'une fille sous l'oeil de son maquereau... tout cela fait que si j'espère être un lecteur, je ne suis peut-être pas un lecteur de salon.


Désolé.

lundi 25 novembre 2013

Les Bas-fonds

Les Bas-fonds - Histoire d’un imaginaire
de Dominique Kalifa

L’étrange fascination

Ah, les bas-fonds ! On les connaît, les bas-fonds : depuis Rome, ils n’ont pas changé. On y croise toujours les mêmes femmes de mauvaise vie, qu’elles soient prostituées de Babylone ou bien victimes d’un éventreur à Whitechapel, et les mêmes hommes à la vie pas bien meilleure : mendiants, voleurs, assassins, fous… Le défilé des pauvres dont la hideur physique reflète la moralité déficiente.

On connaît leurs codes, aux bas-fonds, l’humidité partout, les murs qui suintent, les pavés moites, les égouts, la puanteur, les ruelles sombres, étroites, les asiles aussi, les cours des miracles où les estropiés retrouvent leurs membres en fin de journée, les gibets, les prisons, les bars, les bordels, les cantines, les dortoirs, les cités.

Les bas-fonds, sans y mettre jamais les pieds, il semble qu’on en connaisse tout et si comme Dickens, on s’interroge - « où donc est la séduction dans tout cela ? » -, les bas-fonds ne nous en fascinent pas moins.

Quoi que puisse laisser penser le titre de la dernière partie de ce merveilleux essai (Les ressorts d’une fascination), Dominique Kalifa ne nous explique pas le mécanisme de cette attirance perverse pour ce qui répugne tant les sens que la morale : il reconnaît lui-même que cela dépasserait fonction ; l’homme est un historien ; ni un sociologue, ni un psychanalyste. Alors, ce qu’il nous décrit plutôt, c’est comme son sous-titre l’indique « L’histoire d’un imaginaire ».

Une construction historique : le mauvais pauvre

« Pour l’essentiel, les bas-fonds relèvent d’une ‘représentation’, d’une construction culturelle, née à la croisée de la littérature, de la philanthropie, du désir de réforme et de moralisation porté par les élites, mais aussi d’une soif d’évasion et d’exotisme social, avide d’exploiter le potentiel d’émotions ‘sensationnelles’ dont, aujourd’hui comme hier, ces milieux sont porteurs. »

Pour nous faire connaître les bas-fonds, il faut donc remonter loin : aussi loin que la Bible qui associe souvent le péché à la ville. Or, avant les bas-fonds, il y a la ville. Bien sûr, la ville peut être Jérusalem : elle peut être sainte. Mais elle est surtout Rome et Babylone, des espaces grouillants dans lesquels fleurit le péché jusqu’à provoquer la colère de Dieu pour les cas de Sodome et Gomorrhe. La ville devient donc le lieu dans lequel prospère le vice et c’est là naturellement qu’on retrouvera l’infâme lorsqu’à l’orée du 13ème siècle, la pauvreté sera pointée du doigt.

Car tout vient de l’apparition du concept de « mauvais pauvre ». Avant le 13ème siècle, la pauvreté est universelle, elle est la norme et tout ce qui n’est pas noble dépend pour survivre de la charité et de la bienveillance du clergé et des seigneurs. Surtout, le pauvre est l'élu de Dieu, en témoignent les nombreux ordres mendiants qui se développent à l'époque : l'élection divine préserve le pauvre de l'opprobre. Mais tout change assez vite et de la fin du 12ème siècle au milieu du 13ème, se développe en Europe une éthique capitaliste : l’essor d’un monde marchand et de l’urbanisation, renforcé par le protestantisme et les nouvelles thèses à propos de l’élection divine, font du pauvre un exclu. Ce changement sociétal mène à leur discrimination. On invente une fausse dichotomie fondamentale : celle du bon pauvre et du mauvais pauvre. Le bon pauvre est celui frappé par la vie et comme il a honte de sa pauvreté, il se cache. Le pauvre qu’on voit est donc le mauvais pauvre, celui qui est pauvre par vice, et dès lors qu’il est le seul qu’on voit, toute la pauvreté devient suspecte. C’est à cette époque qu’apparaissent tous les stéréotypes que l’on nous sert encore maintenant : le pauvre est pauvre parce qu’il est fainéant, il est vicieux et méchant, naturellement malfaisant - un rebut.

La prise des bas-fonds

Comment les bas-fonds remontent jusqu’à la classe dominante ? Toujours par des procédés qui mènent au foncissement de ses traits. C’est d’abord l’Etat et la police qui dressent les listes des habitants des bas-fonds. Les villes du Moyen-Âge interdisent ainsi à toute sorte d’indigents, de saltimbanques, de Juifs, de colporteurs, de gitans… de pénétrer leurs enceintes. Les arrêtés deviennent de véritables listings des populations à risques, rejetées par la classe dominante et condamnées de ce fait à vivre dans un immonde anti-monde. Plus tard, ce seront les mémoires de policiers, façon Vidocq, qui complèteront le tableau en répertoriant de façon quasi-scientifique tous les types de malfrats pour révéler leur dangerosité afin de permettre aux honnêtes gens de s’en préserver.

Mais il faut encore que la fiction s’empare des bas-fonds pour les changer en un mythe. L’artiste entretient avec l’habitant des bas-fonds une sorte de parenté : il incarne pour lui un idéal de liberté. Aussi, il le célèbre. Il y a d’abord les récits épiques, quand le voleur devient brigand. On pense aux mythes populaires, à Robin des Bois ou Jesse James, mais aussi au mouvement romantique qui atteint son paroxysme dans Les Brigands de Schiller.

Du coup, la classe dominante commence à regarder les bas-fonds d’un autre oeil : après le dégoût, vient la fascination, puis la commisération. C’est d’abord Les Mille et Une Nuits où le Khalife de Bagdad se promène la nuit déguisés en pauvre pour observer les moeurs de ses sujets et les punir, et ça va jusqu’à Batman : le milliardaire et philanthrope Bruce Wayne qui se plonge dans le caniveau de Gotham City pour chasser les méchants. Entre les deux, bien sûr, Eugène Sue et Victor Hugo. On sait du premier qu’il a joué lui-même au prince de Bagdad, escorté par un colosse et un professeur de boxe de ses amis, et a fait des bas-fonds un thème populaire (Kalifa revient sur les nombreuses déclinaisons des Mystères que l’on a retrouvées de Londres à Buenos Aires) ; le second peint les bas-fonds dans un registre socialiste, pour susciter la compassion et que de véritables politiques soient menées pour améliorer le sort des indigents.

Dénoncer - Compatir - Se divertir


Voilà donc l’histoire de ces bas-fonds. Depuis, on ne fait que choisir son camp entre les trois options : avilissement, loisir ou rédemption des bas-fonds. Les grands reporters du 19ème et du 20ème siècle ont tous exploité le filon, s’infiltrant comme Jack London dans les communautés de clochards, passant la nuit dans des asiles, allant même jusqu’à négocier la vente d’une gosse de treize ans. Chacun avait ses fins : l’un voulait dénoncer, l’autre susciter la compassion. Les troisièmes cherchent le frisson en s’encanaillant : dans les clubs de Montmartre, ils font la tournée des grands ducs et créent un véritable tourisme du monde d’en-bas, lançant déjà la vague d’embourgeoisement de certains quartiers dans lesquels on ne se bat plus que pour de faux. Dans tous les cas, les traits sont copieusement grossis.

Aujourd’hui, la tradition se perpétue : les mêmes clichés existent et la SF a même transposé l’imaginaire des bas-fonds dans d’autres anti-mondes peuplés d’autres anti-gens. Cela permet de mettre en évidence que les bas-fonds sont toujours une affaire d’autres et surtout une affaire d’antis, de fantasme et de curiosité. Malgré quelques redondances sur la fin, Kalifa nous offre une plongée passionnante et instructive dans cet univers qui ne cesse de fasciner.

jeudi 21 novembre 2013

Merveilleux collages

115

Wong, maître en collages dialectiques, intercalait ici ce passage : «  Le roman qui nous intéresse n’est pas celui qui place les personnages dans une situation, mais celui qui installe la situation dans les personnages. Si bien que ceux-ci cessent d’être des personnages pour devenir des personnes… »

(-14)

14

[Où l’on a observé la photo abimée d’un supplicié pékinois]

Au-dessus d’eux ou au-dessous, Big Bill Broonzy se mit à psalmodier See see rider, comme toujours des choses de dimensions inconciliables se rejoignaient, un grotesque collage qu’il fallait ajuster avec de la vodka et des catégories kantiennes, ces tranquillisants contre toute coagulation trop brusque de la réalité. Ou alors, comme toujours, fermer les yeux et revenir en arrière, vers le monde cotonneux d’un autre soir soigneusement choisi dans l’éventail des cartes. See, see, rider, chantait Big Bill, un autre mort, see what you have done.

(-114)

114

4 mai 195… (A. P.) Malgré les efforts de ses avocats, et un ultime recours en appel interjeté le 2 courant, Lou Vincent a été exécuté ce matin dans la chambre à gaz de la prison de Saint-Quentin, Etat de Californie.

(-117)

117

J’ai vu un tribunal être contraint par la menace à condamner à mort deux enfants, allant ainsi à l’encontre de tout esprit scientifique, philosophique, humanitaire, de toute expérience, de toutes les idées les plus généreuses et les meilleures de l’époque.

Pour quelle raison mon ami Mr. Marshall, qui exhuma des reliques du passé des précédents qui auraient fait rougir de honte un sauvage, n’a-t-il pas lu cette phrase de Blackstone : «  Un enfant de moins de quatorze ans, bien qu’il soit censé ne pouvoir commettre de crime, si l’opinion du tribunal et des jurés est qu’il a effectivement commis un crime, étant en mesure de discerner le bien du mal, cet enfant peut être inculpé et condamné à mort » ?

C’est ainsi qu’une fillette de treize ans fut brûlée pour avoir tué sa maîtresse d’école.

Un petit garçon de dix ans et un autre de onze ans, qui avaient tué leurs camarades, furent condamnés à mort, et celui de dix ans fut pendu.

Pourquoi ?

Parce qu’il savait la différence entre ce qui est bien et ce qui est mal. Il l’avait appris au catéchisme.

Clarence Darrow, Plaidoierie pour Leopold et Loeb, 1924

(-15)


- Julio Cortazar, in Marelle, 1963

lundi 18 novembre 2013

Peau d'ogre

Peau d’ogre
de Vincent Eggericx

Les légendes urbaines sont des mythes comme les autres

Tout est convoqué, dans le roman de Vincent Eggericx pour ériger le fait divers au rang du mythe. Les contes de Charles Perrault, les mythes grecs, les saints chrétiens et la littérature s’y croisent dans une foison de références qui semblent faire de ce livre une version succincte de l’Ulysse de James Joyce. Le point de départ, en tout cas, n’est pas bien différent : donner à une simple virée en boîte qui tourne mal des allures d’épopée grecque. Et si on ne retrouve pas toujours, dans Peau d’ogre, toute la subtilité ou la richesse dont déborde son glorieux modèle, l’auteur nous livre tout de même un bien beau texte qui mérite que l’on s’y arrête.

Tout débute donc lorsque vous vous rendez un soir dans un de ces bars louches de la Place de Clichy où traîne une foule d’apaches plus ou moins effrayants, de filles de joie et de transsexuelles. Quelques clichés, certes, mais sur lesquels on bute à peine, d’abord parce que tous les clichés ne sont pas faux et horripilants, ensuite parce que c’est remarquablement bien écrit, enfin parce que tout cela nous place d’entrée dans le domaine du mythe, de la fable, et que puisque les légendes urbaines sont faites du même bois que les mythes antiques, il n’y a pas de raisons à ce que les créatures qui peuplent les enfers ne se conforment pas à un certain imaginaire collectif contemporain. Vous, pourtant, vous êtes comme Orphée : pas à votre place ici. Comme Orphée, vous êtes un artiste, un écrivain, on pourrait même peut-être vous appeler Vincent Eggericx - vous êtes donc Orphée et votre Eurydice serait votre ami peintre, décédé récemment et en compagnie duquel vous faisiez votre tournée des grands ducs dans les bars louches d’un triangle grossièrement tracé entre la Place de Clichy, Notre Dame de Lorette et les Abbesses.

Le cabinet secret de Barbe Bleue

Un peu déconcertant, peut-être, d’avoir choisi un des coins les plus branchés de Paris pour situer l’action de ce roman, mais puisque les bas fonds, comme l’enfer, sont un anti-monde, gageons que par cet effet de symétrie, les quartiers les plus en vogue sont aussi les chaudrons les plus brûlants de l’enfer parisien.

On ne sait pas trop ce que vous cherchez dans ces bars à hôtesses, mais quoi que ce fût, vous allez finir par y trouver ce qui vous pend au nez depuis que vous y avez pénétré : un bon vieil Hadès, un colosse à la « face camuse, noire comme le suif, dont le regard vous fouille comme une dague » et qui va vous entraîner avec lui jusqu’au bout de la nuit pour vous faire visiter son domaine. Dès le début, on - et vous par la même occasion - pressent que ça va mal finir, mais on se lance quand même derrière ce nocher malveillant qui nous entraîne à sa suite.

C’est qu’on ne s’appartient plus vraiment. Délaissant quelque peu la mythologie, Eggericx convoque d’autres figures pour nous raconter ce qui nous pousse à suivre notre Hadès dans la nuit. Nous voilà devenu un sous-marin, descendant la rue Pierre Fontaine comme le Styx, et à nos commandes un mousse dément, en cuissardes de sous-marinier et manchons, a mis le Capitaine Némo à fond de cale et avance toujours plus loin, poussé par une insatiable curiosité. Il est sans doute la dernière épousée de Barbe Bleue, citée en exergue, qui veut savoir ce qui se cache derrière la petite porte dont il possède la clef, dût-il le payer de sa vie. Et puisqu’on est toujours moins bien mal accompagné que seul, voilà que se précipite pour le seconder le protomartyr Etienne qui ne demande qu’à mourir.

Descendre le Styx sous hypnose


On voit à tout cela qu’on croule littéralement sous les références et c’est parfois un peu dommage tant le texte lui-même parvient à nous hypnotiser. Les phrases sont longues et alambiquées, et l’emploi du « vous » fait qu’on se laisse porter en suivant leur fil comme on se laisserait glisser dans le courant d’une rivière. C’est d’autant plus inquiétant qu’on sait qu’au bout se trouve un précipice, mais moins par la puissance du courant que parce qu’on se sent bien, dans cette eau qui nous guide et à laquelle on s’abandonne, on se laisse emporter, comme vous vous laissez mener par votre Charon. L’auteur, à travers son texte, parvient donc parfaitement à nous mettre dans la peau de son personnage et on regrette parfois un peu qu’il s’encombre de ces références qui alourdissent l’ensemble, même si elles constituent parfois un point de repère bienvenu lorsqu’on laisse trop filer le texte.

C’est que, les mêmes traits qui nous hypnotisent nous le rendent parfois difficile à suivre, d’autres fois un peu redondant quand les mêmes images apparaissent plusieurs fois, mais au final on apprécie d’être confronté à un texte d’une si grande qualité et précieux dans tous les sens du terme. On regrette d’ailleurs qu’il s’appauvrisse de manière symptomatique quand apparaissent les quelques rares dialogues. C’est d’autant plus troublant que si l’usage presque abusif de la culture classique dans le texte semble tirer un trait d’union entre le passé et le présent, cette indigence des dialogues semble au contraire opposer une ère moderne où l’on parle mal et en peu de mots à une narration riche où les références au passé sont légions.

Ainsi, Peau d’ogre n’est pas parfait, mais si les courants qui l’emportent l’empêchent lui aussi d’éviter certains écueils, leur bouillonnement porte jusqu’à nous l’écume des beaux livres. Et puisque Eggericx nous offre de croiser Persephone parmi les hôtesses de la Place de Clichy, on serait vraiment trop bête de refuser cette plongée dans des bas-fonds merveilleux.

mardi 12 novembre 2013

Faits - Lecture courante à l'usage des grands débutants

Faits - Lecture courante à l’usage des grands débutants
de Marcel Cohen

L’anti-auto-fiction

Qu’on ne s’y trompe pas, les Faits de Marcel Cohen, n’ont rien d’une lecture courante et ne sont certainement pas à mettre entre les mains de débutants, même grands !

Ce qui se cache, sous ce terme générique, ce sont une centaine de scènes de vie, d’anecdotes tirées pour certaines, on peut l’imaginer, directement de la vie de l’auteur, pour d’autres de celle de personnages plus ou moins illustres, et pour la plupart de celle d’ « un homme », tout aussi indéfini que le titre du livre, et qui a le mérite de pouvoir être vous-même, ou bien alors quelqu’un d’autre, mais qui nous serait tout de même un peu familier. A travers elles, l’auteur semble se dessiner, comme la proximité de carreaux de mosaïque laisserait entrevoir une image. Mais il le fait tout en pudeur et en flou, afin qu’au lieu de s’exhiber, la relation de son expérience supposée personnelle tende plutôt à dire l’universel.

Scènes de la vie quotidienne

Il est difficile de parler de Faits ; il est certainement encore plus difficile de donner envie de le lire. Et pourtant, c’est un ouvrage qui vaut largement le détour – sans, encore une fois, qu’on sache vraiment dire pourquoi. Il n’y a pas vraiment de fil conducteur qui lierait entre elles chacune de ces cent vingt-trois historiettes de trois pages tout au plus ; à peine remarquera-t-on une certaines récurrence d’histoires de marins et à peu près autant de faits ayant pour cadre la seconde guerre mondiale et la déportation des Juifs. Pour la grande majorité, cependant, il ne s’agira que de scènes de la vie quotidienne et qui auront parfois un petit air de déjà-vu. Qu’en dire ?

Et fable moderne


Que dire aussi du style ? Et bien, finalement, que le style lui-même est peut-être ce qu’il y a de plus parlant pour décrire Faits. A première vue, il semblerait presque anodin : pas d’enluminures ou de jolies phrases, pas de bons mots, pour un peu, les dialogues tourneraient presque au médiocre (personne ne parle comme ça !). Et pourtant, Faits n’aurait pas pu être écrit autrement. C’est qu’ici, l’important n’est pas dans la forme – il s’agit uniquement d’aller droit à l’essentiel, à cet essentiel pour ainsi dire universel, intelligible par tous, comme une fable moderne, comme, finalement, un simple fait, un fait tout simple et tiré de la vie d’un homme qui pourrait être vous, ou moi, ou n’importe qui, et auquel on ne prêterait certainement jamais attention si le voir écrit devant nos yeux ne lui conférait une portée pour ainsi dire parabolique à laquelle on réfléchira parfois encore longtemps après que le livre sera refermé.

Prix Wepler 2013

Félicitations à Marcel Cohen, lauréat du Prix Wepler Fondation La Poste 2013, pour son roman Sur la scène intérieure, Faits.

Il y a quelque temps, on s’était déjà étrangement enthousiasmé pour le premier volume de ses Faits




vendredi 8 novembre 2013

L'angoisse du gardien de but au moment du pénalty

En 1957, Albert Camus est élu Prix Nobel de Littérature, et tous les yeux qui ne lisent pas sont déjà rivés sur le duel au sommet entre Paris et Monaco…


(Presque rien à voir, donc, avec le livre de Peter Handke)

lundi 4 novembre 2013

Le Mariage du Ciel et de l'Enfer

Le Mariage du Ciel et de l’Enfer
de William Blake

Les portes de la perception

A l’instar de Dante et Milton, glorieux ainés, William Blake (1757-1827), peintre, imprimeur et poète pré-romantique considéré par d’aucuns comme le plus grand artiste britannique, a entrepris à son tour un voyage aux Enfers. Instruit des techniques d’impression pratiquées dans le monde souterrain – qui correspondent à la gravure en relief, plus durable que l’encre, et que Blake pratique pour illustrer ses textes – le poète revient sur terre livrer aux vivants ses « visions mémorables » sur l’empire de Satan. En huit poèmes en prose rédigés entre 1790 et 1794, une époque où tous les espoirs qu’il avait placé en la Révolution Française n’avaient pas encore été déçus, William Blake tente de nettoyer pour nous les portes de la perception (« If the doors of perception were cleansed, everything would appear to man as it is – infinite » VI : A Memorable Fancy).*

Selon la conception de Blake, l’existence repose sur l’opposition des contraires. Il l’explique synthétiquement dans son deuxième poème, sorte d’introduction indispensable à la compréhension du reste de l’œuvre :

Without Contraries is no progression. Attraction and Repulsion, Reason and Energy, Love and Hate, are necessary to Human Existence.
From these Contraries spring what the religious call Good and Evil. Good is the passive that obeys reason : Evil is the active springing from Energy.
Good is Heaven ; Evil is Hell.

L'harmonie du monde 

En conséquence, au contraire des Enfers de Dante et Milton, celui décrit par Blake apparaît moins comme un lieu de châtiment et d’expiation que comme une mer infinie où se déploie l’énergie et la créativité, un espace où l’homme et les démons doivent s’affranchir des règles (« I tell you no virtue can exist without breaking these ten commandments. » VIII : A Memorable Fancy). A travers ces poèmes, Blake crie la supériorité de la folle énergie sur la raison. Dans cette ode à la liberté et à la création, la prudence n’est qu’une « vieille fille laide courtisée par l’impuissance » et celui qui restreint son désir, ou pire encore son génie, pour s’assurer le confort et la gratification du moment présent n’est qu’un être faible et malhonnête.

A travers ces huit poèmes d’une force indéniable, Blake contribue donc à forger cette image d’un Satan libérateur, ami du poète et du fou, et qui s’oppose à la raison et la sagesse de Dieu. Sur qui a remporté la bataille, les opinions diffèrent : pour certains, Satan, déchu, a été relégué au royaume souterrain ; d’autres considèrent que le royaume des cieux est tout ce qui reste de la puissance de Dieu. Ces deux contraires revendiquent d’ailleurs leur lien avec Jésus Christ (« Jesus was all virtue, and acted from impulse, not from rules. » VIII : A Memorable Fancy, suivant directement la phrase citée plus haut). L’œuvre n’est cependant pas satanique ou antéchrist : Blake était profondément croyant et ne cesse de souligner l’importance de ces deux forces opposées pour l’existence humaine. Refusant l’approche manichéenne du Bien et du Mal défendue notamment par Swedenborg, critiqué ouvertement à plusieurs reprises dans ce texte qui apparaît comme une réponse à son texte Du Ciel et de l'Enfer, Blake se rapproche des philosophies orientales selon lesquelles le Bien et le Mal, loin de devoir s’annihiler mutuellement ou se combattre, participent également à l’existence unifiée du cosmos – d’où ce mariage du Ciel et de l’Enfer. Ainsi, dans le royaume des hommes, à mi-chemin entre ceux de Satan et de Dieu, deux types d’êtres coexistent animés par ces forces opposées qui les amènent à libérer ou à retenir (pour autant qu’ils en soient capables) les désirs et les pulsions qui les animent. Le poète appartient à l’Energie, à ce que la religion appelle le Mal. Son cousinage implicite avec le fou et le criminel est évident dans l’œuvre de Blake : tous trois sont animés par la même folie à laquelle ils laissent libre cours, le poète parvenant seul à l’exprimer sous une forme positive. Pour le bien et la survie de l’humanité, ces deux forces doivent continuer à coexister et à s’opposer malgré l’incompréhension dont les hommes obéissant à des forces différentes font preuve les uns vis-à-vis des autres. Seuls les ennemis de l’existence – les prêtres, Blake s’affirmant comme au moins aussi anticlérical qu’il est croyant (« As the caterpillar chooses the fairest leaves to lay her eggs on, so the priest lays his curse on the fairest joys. » IV : Proverbs of Hell) – tentent donc de réconcilier ces deux types d’hommes (« These two classes of men are always upon earth and should be enemies ; whoever tries to reconcile them seeks to destroy existence. Religion is an endeavour to reconcile the two. » VI : A Memorable Fancy).

Les proverbes de l’Enfer

Toutefois, en Enfer, seule la force active de l’énergie subsiste. La plus célèbre partie du livre, consacrée aux proverbes de l’Enfer, illustre parfaitement cette vision d’un monde infernal encourageant la libération pour le meilleur et pour le pire des forces actives que sont la folie et le génie. Comme l’écrit Blake, ces proverbes, plus que n’importe quelle description architecturale ou vestimentaire, permettent de rendre compte de la nature d’une civilisation. Tout, en Enfer, vise à écraser le calcul et la prudence afin de permettre le déchaînement des forces vives :

Improvement makes straight roads, but the crooked roads without improvements are roads of Genius.

Expect poison from the standing water.

If others had not been foolish, we should be so.

One thought fills immensity.

Everything possible to be believed is an image of truth.

If the fool would persist in his folly, he would become wise.

He who desires but acts not breeds pestilence.

No bird soars too high, if he soars with his own wings.

Prisons are built with stones of Law, brothels with bricks of Religion.

The road of excess leads to the palace of wisdom.

Héritage culturel

Œuvre de génie, splendide dans son écriture et d’une grande puissance, Le mariage du Ciel et de l’Enfer, après avoir fait débattre théologiens et psychiatres, continue d’exercer une influence notable sur la culture populaire. Bien entendu, il fait partie des œuvres clés du mouvement gothique (Marilyn Manson en a donné la lecture au Musée Getty), mais il est aussi à l’origine du nom du groupe The Doors (les portes de la perception évoquées plus haut) et est bien entendu cité dans le film Dead Man, de Jim Jarmusch, où le personnage interprété par Johnny Depp s’appelle William Blake. Au-delà de cette portée qui perdure, l’œuvre vaut plus encore pour sa dimension intellectuelle et artistique, sur les portes qu’elle ouvre et l’influence qu’elle aura eu sur les artistes et les penseurs postérieurs à Blake. Tout ceci contribue à faire du Mariage du Ciel et de l’Enfer une œuvre à lire, incontestablement. Pour tout ce qu’elle est, d’abord, et pour tout ce qu’elle provoqua, ensuite.




*Parce que j’ai lu le livre en anglais, et parce que je considère que la poésie supporte généralement mal la traduction, j’ai préféré citer le texte dans sa version originale. Cependant, l’édition critiquée est bilingue, bien que la traduction, souvent trop littérale, ne rende pas très bien compte de certaines nuances. Mieux vaut donc, selon moi, lire l’œuvre en anglais et ne se servir de la traduction que comme un support en cas d’incompréhension.

lundi 28 octobre 2013

Faber - Le destructeur

Faber - Le destructeur
de Tristan Garcia

Le roman en trompe-l’oeil

Ca a commencé comme ça. En exergue, Louis-Ferdinand Céline et juste après, un paragraphe cité dans tous les articles de gazettes sur la rentrée littéraires qui le mentionnaient - le premier, le seul, sûrement, que les critiques auront lu :

« Nous n’étions ni pauvres ni riches, nous ne regrettions pas l’aristocratie, nous ne rêvions d’aucune utopie et la démocratie nous était devenue égale. [...] Nous avions été éduqués et formés par les livres, les films, les chansons - par la promesse de devenir des individus. Je crois que nous étions en droit d’attendre une vie différente. »

Faber - Le destructeur, le dernier livre de Tristan Garcia, roman de la désillusion, grand roman de la « Génération Y » ? Non. Derrière une belle idée de départ - la confrontation de la première génération élevée dans le mythe absolu de la liberté individuelle avec la décevante réalité du quotidien - ne se cache qu’un roman énervant, pas inspiré, peu crédible et surtout très mal écrit.

Rendons grâce à Garcia, tout suspens quant à la qualité réelle du livre est très rapidement évacué : première page du roman proprement dit et on pressent déjà que ça ira mal. Madeleine, l’un des quatre narrateurs qui prêtent leurs voix à ce roman et qui, comme toutes les femmes, n’a pas le sens de l’orientation, y fait la rencontre d’un jeune pompiste « musclé, tatoué et plein de charme » - oui, nous avons bien droit à non pas un, mais deux clichés ridicules en dix lignes. De cette vision tout droit sortie d’un film X des années 80 (avant, donc, l’avènement de la génération Y dont le livre fait son sujet : c’est presque un anachronisme), on attendrait presque qu’elle demande à ladite Madeleine si elle a un problème de carburateur ou si elle veut qu’elle lui remplisse son réservoir. Passons. On est quand même déçu quand elle se contente de lui indiquer son chemin - ce qui nous permettra toutefois d’apprendre que Madeleine conduit une Toyota Aygo qui ressemble à hanneton, qu’elle ne sait pas faire fonctionner son GPS et qu’elle utilise encore une vieille carte routière, ce qui, lorsqu’on n’a pas le sens de l’orientation, est ambitieux. Bref, Madeleine, comme le lecteur, est mal barrée.

Faber la pute !

Pourtant, les informations délivrées par le pompiste musclé, tatoué et plein de charme mèneront avec succès Madeleine jusqu’à son but : Faber, le destructeur du titre qui ne semble être parvenu à ne détruire que lui-même, devenu une sorte de SDF et vivant dans une cabane gardée par deux mamies revêches.

Faber est l’ancien camarade de classe de Madeleine et Basile (un autre narrateur), et si Maddie est venue le chercher au fin fond de sa cabane au fin fond du jardin du fin fond de sa campagne c’est parce qu’elle a reçu une lettre qui, dans le code élaboré lorsqu’ils étaient enfants, s’assimilait à un appel au secours lancé par Faber qui s’estimait en danger. Faber, lui, nie avoir envoyé cette lettre mais suit quand même Madeleine qui le rapatrie à Mornay, charmante bourgade de la grande couronne parisienne avec son collège, son lycée, son maire immortel et ses tours. Le pitch autour de cette mystérieuse lettre prête un peu d’intérêt au livre, mais, comme le reste, se révélera bien vite comme une farce manquée : tout se plante dans ce bouquin, et on a rarement vu autant de bonnes idées retomber comme des soufflets faute d’être bien traitées.

Car le livre ne nous contera finalement que l’histoire de Faber telle qu’évoquée tantôt par Madeleine le garçon manqué, tantôt par Basile qui se fait pipi dessus, deux parias copieusement moqués à la maternelle et tout heureux de voir un jour débarquer dans leur école ce grand garçon issu de la DDASS, pick-pocket talentueux, plus balèze de la classe, élève surdoué et même leader précoce de mouvement étudiant. Dès lors, chaque chapitre du roman pourrait faire l’objet d’un petit livre pour enfant : Faber est adopté - Faber va à l’école - Faber rencontre ses amis - Faber joue des mauvais tours aux caïds - Faber écoute du rap - Faber vole les sujets du prof d’histoire-géo - Faber manifeste contre la réforme Juppé - Faber va à une boum... mais aussi, pour les plus grands, Faber casse la gueule du mari de Maddie - Faber dort sous un pont - Faber torture un gosse, et enfin last but not least - Faber est le diable incarné et éjacule de la lave en fusion. Oui : Faber est le diable incarné et éjacule de la lave en fusion. 

Salsa du démon

Car en plus d’être un personnage insignifiant, Faber est un personnage complètement raté. Pas charismatique pour un sou, le grand Faber dont l’influence poursuit ses camarades plus de vingt ans après leur rencontre, ne se distingue que par sa grande gueule et quelques tours de passe-passe. Sentant que ce n’était pas assez pour servir son propos, Garcia tente donc d’en faire un diable.

Pourquoi pas ? Après tout, le satanisme colle bien avec le thème d’une jeunesse sans repères ni foi, individualiste à l’extrême et prête à tout pour exister. Seulement, on n’y croit jamais : Satan qui vole des sujets de contrôle dans le cartable du prof, bof. Pire : ces scènes dramatiques censées nous révéler la vraie nature de Faber sont si manquées qu’elles en deviennent cocasses. Imaginez plutôt Faber qui, après une soirée à boire et fumer des joints sur le toit du collège, se met à déclarer dans trois octaves qu’il est le diable fait homme ou encore que, perdant sa virginité à un âge encore tendre, il incendie littéralement le vagin de sa partenaire. Voilà donc l’incarnation de cette jeunesse nihiliste et menaçante. Là où un Dostoïevski campait avec brio sa jeunesse diabolique par un tirage de nez, Garcia peine à créer un diablotin avec tous les renforts pyrotechniques dont il dispose. C’est comme si on laissait un réalisateur américain faire à grands coups d’effets spéciaux le remake d’un film d’auteur empreint de symbolisme. Trop pathétique pour être effrayant, trop anecdotique pour être réac’, le livre est juste raté.

Et tous ces manqués ont forcément un impact sur le propos du livre. On peine réellement à comprendre comment Faber a pu avoir une influence si marquante sur ses camarades avec ses quelques farces. D’ailleurs, on ne comprend pas vraiment de quoi il serait le symbole. Garcia semble se poser la même question puisqu’il fait machine arrière après un ultime twist : Faber n’est plus qu’un pauvre type qu’on aurait pris pour un diable. C’est certes plus plausible, mais alors, quid de son sperme corrosif ?

Tristan - L’imposteur

Signe que le livre échoue de bout en bout, Garcia nous en expose les ficelles dans une glose finale, comme s’il voulait nous dire dans les vingt dernières pages ce qu’il n’était pas parvenu à démontrer dans les quatre cents qui les précèdent. Son propos n’est d’ailleurs pas idiot et on peut même y adhérer : Faber serait le fruit d’une civilisation sur le déclin, un faux prophète de l’apocalypse, un type banal qui faute de s’épanouir, appellerait le chaos de ses voeux. Pourquoi pas ? Mais pourquoi ces quatre cents pages invraisemblables ?

Le pire dans cette glose en forme de constat d’échec, c’est que c’est le petit Tristan lui-même qui la tient. Ancien élève de Basile - devenu prof après qu’il avait arrêté de se pisser dessus -, Tristan était un suiveur, un wanna-be Faber, un petit premier de la classe vaguement rebelle, devenu écrivain et dont on a peut-être déjà lu les précédents livres. Incursion de l’auteur encore une fois ratée, personnage antipathique tout au long du livre, il nous porte le coup final en disant dans son aparté qu’il a écrit le livre d’après les notes laissées par Basile, qu’il (Tristan) a « améliorées, parce qu’il [Basile] n’écrivait pas très bien ». Lire ça quand on a constaté pendant 450 pages à quel point le roman était mal écrit, ça achève de nous énerver !

02 mars 1942 - 27 octobre 2013


lundi 21 octobre 2013

Briefing for a descent into hell


Descente aux enfers
de Doris Lessing

Around and around and around and around and around

Un homme a été retrouvé au bord des docks de Londres. Sans le sou et marmonnant des histoires incohérentes, il est emmené au commissariat, puis transporté à l’hôpital. L’homme se présente tour à tour comme Jason, puis Jonas, puis Ulysse ou Sinbad, puis comme tous les marins du monde, et devant un personnel médusé, devant le gentil Docteur Y. qui tente doucement de le ramener à la raison et devant le méchant Docteur X. qui ne jure que par les thérapies de chocs électriques, l’homme raconte comment il a embarqué et vogue depuis des siècles à travers les océans, around and around and around and around and around and around dans l’espoir d’un jour Les rencontrer. Et il raconte comment un jour, enfin, Ils sont apparus sur Leur cercle de cristal et ont enlevé ses compagnons, le laissant seul sur un navire qu’il ne pouvait plus diriger, et comment il s’est alors construit un radeau, désespérant de Leur retour et dérivant jusqu’à ce qu’un marsouin le prenne sur son dos et le conduise sur une île où il assistera, témoin impuissant, à la naissance de la civilisation et du mal qu’il avait lui-même introduit, comme l’homme ridicule que fait rêver Dostoïevski.

Puis, l’homme sera identifié par une sorte de Deus ex machina : il s’appelle Charles Watkins et est professeur de littérature classique à Cambridge. Alors, les échanges épistolaires succèdent aux récits fantastiques. Femme, maîtresse, amis et collègues défilent pour aider la médecine à ramener à lui Charles Watkins, qui se dessine comme un personnage imbu de lui-même et méprisant, arrogant et même méchant, aux antipodes de Jason ou Jonas ou quel que soit son nom, qui avait tant vécu et qu’on avait aimé.

Eloge de la folie pure

En somme, tout apparaît plus beau dans l’esprit de l’homme que dans le monde réel et sa folie s’apparente peu à peu à un combat, une résistance contre la réalité, contre un passé qui nous définit une fois pour toutes, quand bien même on déciderait un jour qu’on préfèrerait être Jonas ou Jason, plutôt que Charles Watkins. La supériorité de la folie apparaît à tous les points de vue : alors que le « rêve » de l’homme était raconté dans une langue splendide, proche de la poésie et se confondant parfois avec elle, les incursions de la réalité se font par le biais de phrases nominales et de noms de médicaments griffonnés sur des notes de médecins, via des lettres tour à tour larmoyantes et colériques, rédigées dans un style anonyme. Même la guerre, l’homme la rêve belle dans un des passages les plus marquants du livre ; cruelle et dangereuse, mais belle.

Lessing livre ici un roman merveilleux, écrit dans une langue subtile, et qui sonne comme un éloge à l’imagination, voire même à la folie. C’est un roman de romancier, un livre où le possible - et peut-être même l’impossible - est placé au-dessus d’une réalité qui ne peut être que terne et décevante. Mêlant réalisme et fantastique dans un style brillant, Lessing parle de la supériorité de l’esprit et de sa lutte acharnée contre une société qui nous condamne à être à jamais ce que l’on est sur la base de ce que l’on fut. Malgré un premier tiers difficile où l’on se sent parfois perdu, Briefing for a descent into hell est incontestablement un très grand roman.